Que savons-nous, ou plutôt que croyons-nous savoir, sur les entrepreneures ?
Par Nanette Byrnes, Capital Ideas
Pendant des décennies, les « madames Avon » ont incarné pour beaucoup l’entrepreneuriat au féminin. Sur son site Web, Avon décrit cet amalgame d’anciennes représentantes, qui gagnaient leur vie en vendant les produits de beauté de l’entreprise, comme « l’une des images les plus durables et les plus emblématiques de l’entrepreneuriat au féminin ».
Ce symbole illustre bien le portrait que les chercheurs font des entrepreneures. Selon certaines études, elles travaillent moins et gagnent moins que leurs homologues masculins. D’autres indiquent que les femmes sont moins efficaces que les hommes en matière de réseautage, qu’elles dépendent trop de leurs amis et parents, et pas assez d’un réseau de contacts étendu.
Lorsqu’on se représente une entrepreneure, on l’imagine dirigeant une petite affaire, dans un secteur d’activité intéressant essentiellement une clientèle féminine, comme celui des cosmétiques ou des services à l’enfance. Elle en est arrivée là après s’être heurtée à un « plafond de verre », à moins qu’elle ne se soit établie à son compte pour tenter de trouver un équilibre entre obligations familiales et responsabilités professionnelles.
Mais pour Jennifer Merluzzi, professeure à la Tulane University et titulaire d’un doctorat de la Chicago Booth School of Business, ces considérations sont souvent inexactes. Selon elle, les études sont limitées dans leur démarche et aboutissent soit à une définition universelle et peu nuancée des entrepreneures, soit à des conclusions fondées uniquement sur une comparaison avec leurs homologues masculins.
Les résultats de ses recherches sur les entrepreneures, qu’elle fait en collaboration avec Ronald S. Burt, titulaire de la chaire Hobart W. Williams de sociologie et de stratégie, contredisent ces positions traditionnelles. À l’aide d’un échantillon de données exclusives, les deux chercheurs font un portrait plus fouillé, non seulement des entrepreneures, mais également d’un échantillonnage de femmes dont le parcours de carrière est régulièrement interrompu.
Une enquête ressortie des tiroirs
Jennifer Merluzzi et Ronald Burt utilisent des données qui permettent une perspective suffisamment large, mais aussi détaillée, des choix de carrière des femmes actives. La source de ces données est une enquête menée par Ronald Burt en 1998 auprès des anciennes étudiantes de la Chicago Booth School of Business, à l’occasion du centième anniversaire de l’école. Il a envoyé un questionnaire de 31 pages à toutes les anciennes élèves encore en vie qui ont obtenu un MBA depuis 1937. Répondre à des questions sur divers sujets – situation familiale ; emploi actuel ; réseau de contacts, valeurs et opinions relatifs au travail ; obstacles à surmonter pour les femmes dans le monde des affaires –, prenait jusqu’à deux heures. Environ une femme sur cinq (814 au total) a rempli le questionnaire d’enquête et l’a renvoyé.
Selon Jennifer Merluzzi, ces données sont uniques, car elles concernent des entrepreneures et de nombreuses autres diplômées qui ont choisi des voies différentes. Les chercheurs peuvent ainsi comparer les femmes de carrière entre elles, et non seulement aux hommes. Cela leur permet aussi de comparer les entrepreneures aux femmes qui exercent une activité rémunérée et à celles qui choisissent de quitter un emploi salarié.
Des éléments déclencheurs
Les résultats de l’enquête montrent qu’une femme sur quatre est devenue entrepreneure à un moment ou à un autre, mais rarement dès la fin de la période d’études : 97 % des 814 répondantes sont parties travailler pour quelqu’un dès leur diplôme en poche. Cependant, certaines d’entre elles se sont passionnées pour les affaires : 15 % d’entre elles ont quitté leur emploi pour s’établir à leur compte à temps plein, et 9 % ont monté leur propre affaire tout en continuant à travailler comme employées.
Les chercheurs relèvent certains indices qui expliquent comment et pourquoi certaines femmes deviennent des entrepreneures, et d’autres pas. Pour bon nombre de celles qui le sont devenues, un événement marquant de la vie, comme un divorce ou la naissance d’un enfant, a coïncidé avec le démarrage de leur propre affaire. Selon des études antérieures sur les entrepreneurs, si les femmes s’établissent à leur compte, c’est avant tout parce qu’elles ont du mal à atteindre un équilibre entre leurs obligations familiales et leurs obligations professionnelles, mais Jennifer Merluzzi et Ronald Burt démontrent que ces femmes seraient devenues entrepreneures de toute façon. « Au cours de leur vie, les entrepreneures et les autres sont également susceptibles de se marier, d’avoir des enfants, de divorcer ou de se remarier, écrivent-ils. En revanche, lorsqu’une femme vit l’un de ces événements marquants, la probabilité qu’elle s’établisse à son compte augmente. La situation familiale semble prédire le moment, et non la probabilité, d’une telle transition. »
Le secteur d’activité est un autre indice révélateur : les femmes qui travaillaient dans le secteur des services étaient plus susceptibles que les autres de se lancer dans une activité indépendante à temps partiel ou à temps plein.
La taille de l’entreprise-employeur avait également son importance, tout comme l’avancement professionnel. Les diplômées de l’enquête qui avaient commencé à travailler dans de grandes organisations étaient beaucoup plus susceptibles de conserver leur statut d’employées que celles qui avaient fait leurs débuts dans une petite entreprise. Les femmes qui ont atteint le niveau de la haute direction d’une organisation étaient peu susceptibles de s’établir à leur compte – elles dirigeaient déjà leur propre affaire au sein d’une grande société.
Trois groupes d’entrepreneures
À l’aide des données recueillies, Jennifer Merluzzi et Ronald Burt classent les entrepreneures en trois groupes : les « entrepreneures primaires » travaillent à plein temps à leur compte ; les « entrepreneures primaires par intermittence » passent du statut d’entrepreneure à temps plein à celui d’employée, et vice versa ; les « entrepreneures secondaires » travaillent à temps plein comme employées dans une entreprise, mais dirigent parallèlement leur propre affaire.
Les trois groupes sont représentés dans les 23 % de diplômées de l’enquête qui ont trouvé un emploi dès la fin de leurs études, mais qui ont plus tard créé leur propre entreprise.
La plupart des femmes entrepreneurs qui ont participé à l’enquête se sont établies à leur compte au milieu de la trentaine, et leur première entreprise en solo a duré en moyenne huit ans et demi. Leur société comptait en moyenne sept employés, dont la chef d’entreprise elle-même, et a enregistré un revenu brut maximum se situant entre 322 000 dollars et 14 millions de dollars lors de la meilleure année. Presque toutes les entrepreneures, soit 96 %, ont lancé une entreprise de services – conseil en placement, en marketing et en gestion, principalement – ou un bureau professionnel tel qu’un cabinet médical ou juridique. Une femme a démarré une entreprise de services de soins de santé qui comptait 600 employés à son apogée. Mais si elles étaient nombreuses à travailler avec des collègues et des employés, 61 % travaillaient seules, la plupart à titre de consultantes.
Lorsque les chercheurs examinent uniquement les entreprises qui appartiennent à des entrepreneures à plein temps, ils constatent qu’elles sont généralement de plus grande taille, qu’elles emploient en moyenne une douzaine de personnes, et qu’elles affichent un revenu brut se situant entre 580 000 dollars et 14 millions de dollars les meilleures années.
Les entrepreneures secondaires dirigeaient essentiellement des projets, souvent à titre de consultantes dans leur domaine – habituellement en éducation, en droit, en médecine ou en recherche scientifique.
Ce que femme veut
Jennifer Merluzzi et Ronald Burt ont découvert que la réussite n’a plus le même sens selon que l’on est entrepreneure ou employée. Pour les entrepreneures, la réussite consiste à compter sur un vaste réseau de relations et à prendre leurs propres décisions. Les cadres supérieures, quant à elles, mesurent leur réussite à la reconnaissance dont elles jouissent et à l’influence qu’elles exercent. Pour les entrepreneures secondaires, la dimension la plus importante de la réussite, c’est la sécurité.
Les entrepreneures décrivent leur travail comme parfois stressant, mais elles apprécient le fait d’être maîtres de leur destinée – et parmi toutes les anciennes étudiantes sondées par Jennifer Merluzzi et Ronald Burt, elles sont les plus satisfaites de leur travail. Environ 20 % des diplômées de Booth qui ont travaillé à leur compte par intermittence se sont dit « pleinement satisfaites » de leur emploi à plein temps actuel ou de leur emploi le plus récent. Les entrepreneures primaires, qui ont toujours été à leur compte, étaient les plus heureuses de leur sort – 36 % d’entre elles se sont dit pleinement satisfaites.
Les entrepreneures primaires et les entrepreneures par intermittence étaient plus satisfaites de leur travail que les femmes employées. Parmi celles qui travaillaient pour un employeur, les plus heureuses étaient celles qui s’étaient hissées à des postes de direction : environ 18 % des femmes de ce dernier groupe se sont dit pleinement satisfaites. Les employées qui occupent des postes subalternes étaient beaucoup moins heureuses : seulement 9 % d’entre elles ont dit qu’elles étaient satisfaites de leur emploi.
Selon leur parcours de carrière, entrepreneures et employées ont exprimé diverses préoccupations. Les entrepreneures étaient plus perturbées par le conflit entre leurs valeurs personnelles et leurs valeurs professionnelles, et par le stress au travail. Les dirigeantes à temps plein ont dit être préoccupées par le manque de femmes d’expérience aux postes de direction. Pour réussir, elles avaient dû renoncer notamment à avoir du temps pour elles, une vie équilibrée et des relations significatives. Les entrepreneures relèguent tout cela au bas de leur liste – leur travail est par définition une affaire personnelle.
L’étude de Jennifer Merluzzi et Ronald Burt réfute la croyance traditionnelle selon laquelle les femmes n’ont pas de réseaux étendus et qu’elles dépendent principalement de leurs parents et amis pour bâtir leur entreprise. Les entrepreneures de l’enquête ont dit compter sur de vastes réseaux. Lorsqu’on les a interrogées sur leurs principaux contacts clients, les contacts conservés avec leurs camarades de promotion et leurs contacts les plus utiles pour appuyer leur carrière, les entrepreneures, toutes catégories confondues, ont indiqué qu’elles avaient beaucoup de contacts en dehors des milieux familiaux et professionnels, et qu’elles comptaient donc sur le genre de réseau étendu jugé essentiel à la réussite entrepreneuriale.
Les entrepreneures à plein temps, primaires ou par intermittence, avaient les réseaux les plus étendus, y compris des contacts éloignés. Les entrepreneures secondaires avaient des réseaux semblables aux non-entrepreneures, et comptaient davantage sur leurs contacts familiaux et professionnels. Les femmes qui dépendaient le plus de leurs parents et amis étaient celles qui ne faisaient plus partie de la population active salariée.
Nanette Byrnes est rédactrice en chef de Business Reports, une publication de Technology Review, société de média appartenant au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Ouvrage cité : Jennifer Merluzzi et Ronald S. Burt, « Creating Careers : Women’s Paths through Entrepreneurship », rapport de recherche (2013).