Dragon's Den, c'est le tremplin pour des entrepreneurs d'une vingtaine de pays. Au Canada, l'émission diffusée à la CBC compte quatre juges, dont la flamboyante Arlene Dickinson. Avec sa célèbre crinière rousse et son rire sonore, elle inspire terreur et respect aux centaines d'apprentis entrepreneurs qui défilent chaque semaine à l'émission. Comment la convaincre d'investir dans les projets qui lui sont présentés ? C'est ce que j'ai voulu savoir.
DIANE BÉRARD - Vous prodiguez d'excellents conseils aux entrepreneurs venus chercher du financement à l'émission Dragon's Den. Les mettez-vous en pratique dans votre propre entreprise, Venture ?
Arlene Dickinson - (rires) Il faudrait bien, n'est-ce pas ? Il est toujours plus facile de donner des conseils que de les suivre. Et j'ai commis mon lot d'erreurs. D'ailleurs, j'en commets encore. Mais, plus souvent qu'autrement, je mets en pratique les valeurs que je tente d'inculquer à ces aspirants entrepreneurs.
d.b. - Lequel de vos conseils s'avère le plus difficile à suivre ?
a.d. - "Regardez dans le miroir et assurez-vous que la personne devant vous n'est pas la source des problèmes de votre entreprise." Cela exige beaucoup d'honnêteté et de lucidité. Il faut reconnaître et accepter ses faiblesses.
d.b. - Vous n'êtes pas devenue entrepreneure par passion, mais par nécessité.
a.d. - J'étais chef de famille monoparentale et j'avais quatre enfants à nourrir. J'ai tenté de me trouver des boulots, mais j'ai été renvoyée de plusieurs d'entre eux. Sans diplôme universitaire, je ne pouvais aspirer qu'à des emplois au salaire minimum. Pour gagner décemment ma vie, il ne me restait que l'entrepreneuriat.
d.b. - Peu de mères élevant seules quatre enfants, sans diplôme, se transforment en nababs du monde des affaires. Pourquoi vous ?
a.d. - Je jouis d'une excellente constitution et je possède un niveau d'énergie supérieur à la moyenne. De plus, j'affiche un degré de résistance élevé au stress, il ne m'atteint pas aussi rapidement que d'autres. Pour finir, j'approche la vie avec optimisme.
d.b. - Avez-vous eu un modèle d'entrepreneur autour de vous ?
a.d. - Oui, mon père. À la mi-quarantaine, il a commercialisé un logiciel d'apprentissage. Une idée née de ses frustrations de professeur, alors qu'il constatait que tout le monde n'apprend pas au même rythme. Visionnaire, il a perçu l'informatique comme une solution à ce problème. Il n'a commis qu'une seule erreur : ne pas prévoir la montée des ordinateurs personnels. Son logiciel fonctionnait sur des ordinateurs centraux. Mais, il a vendu son entreprise avant que cette erreur ne lui cause préjudice. C'est l'acheteur qui ajusté le modèle d'entreprise.
d.b. - N'importe qui peut-il devenir entrepreneur ?
A.d. - Ah ! La question qui divise tout le monde. Pour ma part, je réponds oui... à condition de le vouloir vraiment. Avez-vous l'estomac suffisamment solide ? Êtes-vous prêt à faire les sacrifices qui s'imposent ? À vivre avec le risque ? À abandonner la sécurité et la stabilité d'un horaire prévisible ? Accepterez-vous de vous aventurer à l'extérieur de votre zone de confort ? C'est ça, le vouloir vraiment.
d.b. - Le Canada connaît un déficit entrepreneurial. Comment y remédier ?
a.d. - Dragon's Den y contribue à sa façon. Nous avons rendu l'entrepreneuriat cool et sexy ! Vous rendez-vous compte que des jeunes m'apostrophent pour me dire qu'ils ont tellement hâte de devenir entrepreneurs. Le fait qu'une émission, dont les héros sont des entrepreneurs en quête d'argent, remporte un pareil succès au Canada [1,7 million de téléspectateurs par semaine] est un signe que les choses changent. On s'attendrait à ce qu'une telle série soit populaire aux États-Unis, mais au Canada...
d.b. - Jusqu'à quel point un projet d'entreprise doit-il être original pour réussir ?
a.d. - Ce n'est absolument pas nécessaire, tout est question d'exécution. Il y avait des bars à café avant Starbucks et des pizzerias avant Boston Pizza. Inventer de toutes pièces un nouveau gadget ou un nouveau service n'est pas l'unique voie vers le succès.
d.b. - Comme juge à Dragon's Den, des centaines d'aspirants entrepreneurs vous ont présenté leurs projets dans l'espoir que vous y investissiez. Quelles sont les failles les plus fréquentes de ces projets ?
a.d. - Trois reviennent constamment. D'abord, ils surestiment la valeur de leur idée d'entreprise. Ils écoutent trop l'opinion des parents et des amis plutôt que de solliciter celles d'experts indépendants et de clients potentiels. Ensuite, les entrepreneurs ne suivent pas assez les conseils... surtout ceux des juges de Dragon's Den ! Enfin, trop d'entrepreneurs n'expriment pas clairement leur idée d'entreprise. Leur discours est confus, on ne comprend ni la mission ni la provenance des revenus.
d.b. - Comment convaincre des bailleurs de fonds d'investir dans notre affaire ?
A.D. - En évitant la passion aveugle. Vous voyez quelque chose que les autres ne voient pas, c'est ce qui s'appelle une occasion d'affaires. Votre défi : que les bailleurs de fonds aperçoivent la même occasion d'affaires que vous. Il ne suffit pas de leur présenter votre "vision". Il faut les convaincre de partager cette vision. C'est très concret.
d.b. - Qu'est-ce que la "passion aveugle" ?
a.d. - La passion vous fait avancer. La passion aveugle vous fait avancer trop loin. Rien n'est plus triste qu'un entrepreneur qui a tout investi dans son idée d'affaires et qui continue de le faire, même s'il n'a réalisé aucune vente. On pense que s'arrêter équivaut à échouer. C'est faux. Échouer, c'est continuer, alors qu'on devrait arrêter. Il faut se fixer des objectifs et un délai pour les atteindre.
d.b. - Votre entreprise, Venture, se spécialise en marketing. Vous avez déjà dit "la recherche est un guide, pas un dieu".
a.d. - Plusieurs produits géniaux n'auraient jamais vu le jour si l'entreprise s'était fiée aux résultats des groupes de discussion (focus groups). Les consommateurs ne peuvent prévoir l'avenir. Ils ne savent pas ce qu'ils voudront demain. La recherche sert plutôt à confirmer votre instinct profond. Elle peut être utile pour vérifier si votre message est bien interprété ou si un goût ou une saveur plaît, par exemple.
d.b. - Pourquoi dites-vous que "trop de budget de marketing est dépensé pour des actions qui rapportent peu" ?
a.d. - Chaque fois que l'on mesure le nombre d'actions posées plutôt que la qualité de ce que l'on fait, on gaspille son argent. Nombre d'entreprises multiplient les "tactiques" de marketing sans jamais élaborer de stratégie.
d.b. - Une entreprise doit-elle absolument investir dans les médias sociaux ?
a.d. - Non. Je répète à mes clients que, parfois, il n'y a rien de mal à être lent. Il y a une nuance entre suivre ce qui se passe et expérimenter. Vous n'avez pas besoin d'être celui qui investit massivement pour défricher. Et, en médias sociaux, nous en sommes encore à l'étape du défrichage.
d.b. - En terminant, pouvez-vous partager avec nous votre moment le plus drôle à Dragon's Den?
A.d. - Lorsque Robert [Herjavec] et moi avons testé une sauce piquante jamaïcaine. Nous avions tellement la bouche en feu que nous avons dû nous éclipser derrière le décor !