Monica Dodi n'a jamais frappé le plafond de verre. Cofondatrice de MTV Europe, elle a aussi piloté la division des produits dérivés de Disney pendant l'euphorie La Belle et la Bête et Le Roi Lion. En pénétrant l'univers du capital-risque, elle découvre «un univers masculin qui investit trop peu dans les femmes», dit-elle. Elle lance le Women's Venture Capital Fund pour corriger la situation.
Diane Bérard - Vous lancez le premier fonds d'investissement dirigé vers les femmes, le Women's Venture Capital Fund. Pourquoi investissez-vous dans des entreprises gérées par des femmes ?
Monica Dodi - La plupart des grandes entreprises sont gérées par des hommes. Or, ces organisations n'arrivent pas à satisfaire le plus important marché de consommateurs de la planète : les femmes. Elles constituent le nouveau marché émergent. Un marché plus important que le Brésil, la Chine et l'Inde réunis. Et 90 % des femmes se disent insatisfaites des produits qu'on leur propose. Elles citent, entre autres, les produits financiers, les produits électriques et électroniques et les automobiles. J'en conclus qu'une diversification des équipes de direction ne ferait pas de tort. C'est l'objectif du Women's Venture Capital Fund, de Los Angeles.
D.B. - Il y a longtemps qu'on répète que 80 % des décisions d'achat sont prises par des femmes. Pourquoi se soucier maintenant de satisfaire cette clientèle ?
M.D. - Nous étions guidés par l'intuition, maintenant nous avons des données et des faits. Je compare cette situation à la recherche médicale. Nous avons longtemps traité la santé des hommes et des femmes de la même façon. Normal, la recherche médicale n'était faite que par des hommes. Lorsque des femmes ont commencé à s'y intéresser, les perceptions ont évolué. On s'est rendu compte que la santé des femmes ne pouvait pas être abordée comme celle des hommes. Aujourd'hui, il en va de même de la consommation des femmes.
D.B. - Vous avez notamment cofondé MTV Europe, lancé Asylum, la filiale divertissement d'AOL, et géré la filiale des produits dérivés de Disney. Une carrière réussie. Pourquoi ce besoin de démarrer un fonds favorisant les femmes ?
M.D. - J'ai eu une belle carrière au sein d'entreprises stimulantes. On ne m'a jamais mise de côté au moment des promotions. Mais le monde du travail ne se limite pas à ma personne. Au fil des années, j'ai découvert un univers imperméable à la diversité : le capital-risque. Et particulièrement le capital-risque destiné aux sociétés de technologie. À peine 10 % des investissements vont à des équipes dont un des membres est une femme. J'ai du temps et un bon réseau, je veux contribuer à corriger ce déséquilibre avec notre fonds.
D.B. - Donc, vous n'investissez que dans des sociétés ayant une femme pdg ? N'est-ce pas limité comme perspective ?
M.D. - Le Women's Venture Capital Fund investit dans des sociétés dont l'équipe de direction est diversifiée. Il peut y avoir une ou plusieurs femmes cadres. Le nom que nous avons donné à notre fonds visait à rassurer les femmes, qu'elles se sentent à l'aise de cogner à notre porte. Je ne vous cacherai pas qu'il s'agit aussi d'un coup de marketing, une question de branding. Nous désirions attirer l'attention en créant une image forte. Ça fonctionne plutôt bien, à un détail près : plusieurs croient que nous sommes un organisme à but non lucratif... Comme si le fait de financer des entrepreneures ne pouvait être lié au profit ! J'ai démarré ce fonds parce que j'estime qu'il sera rentable.
D.B. - Comment a-t-on réagi au lancement du Women's Venture Capital Fund ?
M.D. - Nous avons été critiquées. «L'investissement doit reposer sur des critères objectifs, m'a-t-on dit. Il ne doit pas tenir compte du genre des protagonistes. Il faut s'en tenir aux chiffres.» Si c'était vrai, alors pourquoi investit-on si peu dans les projets d'entrepreneures ?
D.B. - N'en fait-on pas un peu trop ? Les femmes sont de meilleures gestionnaires, elles pensent à plus long terme, elles se soucient davantage de leurs employés...
M.D. - Je suis d'accord avec vous. J'ai une nature plutôt cartésienne et je tente d'éviter les généralisations. Les pdg masculins viennent en plusieurs formats. Ainsi, Bill Gates est timide mais Steve Jobs ne l'était pas. Et les traits dits féminins et masculins ne se limitent pas nécessairement à un sexe.
D.B. - Pouvez-vous expliquer en quoi consiste la contribution particulière des femmes au monde du travail ?
M.D. - Cette question n'est pas pertinente. Les femmes n'ont pas à prouver ce qu'elles apportent de plus ou de différent aux organisations. Tout le monde a le droit de travailler. De recevoir un salaire arrimé à ses compétences et son expérience. Voilà la seule et unique raison pour laquelle les femmes doivent avoir accès au monde du travail. Cela dit, la contribution des femmes est liée à la diversité. On ne peut pas continuer de gérer les entreprises uniquement avec des hommes blancs de 50 à 60 ans. Il manque trop de points de vue. On passe à côté d'idées et de projets, donc de la croissance. Et c'est toute l'économie qui en souffre.
D.B. - Une étude Dow Jones attribue la sortie réussie d'une entreprise (appel public à l'épargne ou acquisition) à la diversité de son équipe de gestion. Dites-nous-en plus.
M.D. - L'étude «Women at the Wheel : Do Female Executive Drive Start-Up Success?» s'est penchée sur le rôle et l'influence des femmes cadres dans les start-ups ayant bénéficié de capital-risque. On a suivi plus de 20 000 entreprises de 1997 à 2011. Les entreprises qui s'en sont le mieux tirées comptaient plus de cadres féminins que les autres. La proportion médiane était de 7,1 %, soit plus du double de celle des start-ups qui s'en sont moins bien tirées au cours de cette période (3,1 %). Encore une fois, je tiens à répéter que cela ne signifie pas que les femmes cadres sont plus douées que leurs homologues masculins. Pour moi, cela démontre simplement que les start-ups qui avaient 7,1 % de cadres féminins ont élaboré leur stratégie en s'appuyant sur une perspective et une vision plus vastes.
D.B. - Vous citez des rapports de recherche, mais avez-vous expérimenté le pouvoir de la diversité sur le terrain ?
M.D. - Oui. D'abord, lors de mes études à Harvard. Les professeurs insistaient pour créer des groupes diversifiés. J'ai étudié avec des étudiants très différents de moi. Puis, j'ai travaillé au marketing pour MTV en Europe avec une équipe très variée. À cette époque, MTV était une société disruptive qui devait compter sur des idées créatives pour faire sa place. J'ai aussi dirigé la création de contenu pour AOL. Mon patron avait dirigé les studios Paramount et NBC. Un homme brillant. Il s'attendait à ce que nous brisions les conventions. Que notre contenu n'ait rien à voir avec ce qui était créé pour le cinéma ou la télévision. Nous n'y serions jamais arrivés avec une équipe homogène.
D.B. - Quel objectif vous êtes-vous fixé pour votre fonds ?
M.D. - Au cours des 12 à 18 prochains mois, nous voulons investir dans huit à dix sociétés. D'ailleurs, vous avez de très belles sociétés à Montréal. Nous en évaluons deux en ce moment.
D.B. - Quels sont vos critères d'investissement ?
M.D. - D'abord, l'expertise de l'équipe de gestion. Toutes les compétences requises sont-elles présentes ? Ensuite, le secteur : nous investissons dans les médias numériques et les entreprises centrées sur le développement durable. Le lieu compte aussi, je veux que mes investissements soient relativement près.