Ils sont nés de parents entrepreneurs et s'apprêtent à prendre la relève. Qui sont donc les enfants du Québec Inc., ceux de la génération Y ? De quoi rêvent-ils pour l'avenir ? Comment envisagent-ils la croissance ? Et qu'ont-ils comme bagage pour faire face aux défis de la mondialisation ?
Le président de Tristan, Gilles Fortin, a trois enfants. Lili, Laurence et Charles : 32, 28 et 26 ans. Tous occupent un poste dans l'entreprise familiale fondée il y a 40 ans.
«Ça fait 32 ans que je prépare la relève», lance le père à la blague, avec le souvenir de Lili faisant la sieste au bureau.
Sans avoir de plan défini, instinctivement, lui et sa femme Denise Deslauriers ont habitué les enfants à entendre parler de leurs affaires.
«À six, sept ans, on les emmenait chez le comptable à la présentation des états financiers. Ils étaient avec nous, s'amusaient avec leurs jouets ou dessinaient. Ils n'écoutent pas quand ils sont petits, mais ils entendent. Et deux, trois semaines plus tard, tout à coup, on recevait une question précise sur un mot entendu, comme le capital.»
Pour Gilles Fortin, l'avenir de Tristan ne passait pas nécessairement par le sang ; il s'est toujours dit que le meilleur prendrait le relais.
«Cependant, mes enfants ont une grande longueur d'avance. Qui d'autre connaît aussi bien Tristan ? S'ils avaient voulu être médecins ou musiciens, je me serais trouvé un candidat, mais ils sont là. Et c'est tellement plus facile si tu n'as pas à transmettre les valeurs de l'entreprise. Des gens d'ailleurs peuvent faire semblant au début, mais mes enfants, ça fait partie d'eux ; et je ne vois pas comment ils pourraient avoir, avec un employé ou un client, une approche qui soit à côté de la nôtre.»
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Coaching silencieux
Les choses se font donc de manière naturelle, guidées depuis longtemps par ce que le passeur, Gilles Fortin, appelle un coaching silencieux. Un peu comme il a vu, à l'occasion d'un voyage dans le Grand Nord, des grands-pères enseigner la pêche aux petits enfants sans dire un mot, mais en faisant les choses devant eux.
«L'enfant observe et finit par comprendre comment faire et où trouver le poisson. J'ai découvert un parallèle avec notre manière. Tout ce qu'on leur a montré, c'est qu'on aime beaucoup ce qu'on fait. Ce n'était pas toujours rose, on discutait souvent d'un problème à résoudre, mais les enfants ne nous entendaient jamais chialer et nous voyaient contents de nous rendre au travail.»
Maintenant que la passion est transmise et les valeurs intégrées, le défi est de finaliser le passage. Que faire s'il y a deux coqs, demande Gilles Fortin.
«Un coq règne par la terreur, c'est pour ça que tu n'en mets pas deux dans le poulailler. Mais c'est fini, le temps des coqs ! En 2014, ça ne marche plus, ce style de gestion. J'ai assez été un coq dans ma vie (rires), je vais être remplacé par une outarde. Une outarde, quand elle se met à voler, elle choisit une direction et tous les autres la suivent.»
Les enfants Fortin ne voient pas encore le jour où leur père prendra sa retraite, malgré ses 62 ans. Mais lui, il a en tête de s'enlever une journée de travail par année à partir de ses 65 ans.
«C'est une erreur de penser que je vais m'accrocher. On est dans un cycle difficile dans le commerce de détail, mais quand ça va s'aligner, je vais me tasser. Pas de manière radicale. Ma retraite n'aura pas l'air d'une démission. Je serai disponible, je trouverai des choses que je peux faire, je vais garder ce qui me tente. Mais il faut qu'on laisse de la place, et je n'aurai pas de mal à faire ça», assure-t-il, entrevoyant toutefois que sa femme sera plus difficile à remplacer parce qu'elle est l'âme des vêtements Tristan.
«Mais si les autres outardes maintiennent le cap, elle va laisser sa place.»
Un engagement et un dévouement très élevé
Il faut une bonne dose d'humilité pour céder le siège du capitaine, après l'avoir occupé toute sa vie. Quand Gilles Fortin voit des amis se retirer, il constate qu'ils sont souvent tristes de perdre le pouvoir.
«Moi, ça ne me fait pas peur. Lili était ici depuis six mois, à son retour d'Asie [pour études], et les gens allaient à elle rapidement pour de grosses décisions. Elle s'est fait un prénom tout de suite. Charles fait la même chose. Il faut bâtir sa crédibilité et ils l'ont fait. Les gens vont les voir parce qu'ils leur prêtent attention et prennent des décisions, pas parce qu'ils sont les enfants de... Les choses se font naturellement.»
Les études qui donnent un taux de succès des transferts d'entreprises à la deuxième génération de 30 % peuvent susciter des inquiétudes. Mais Gilles Fortin est convaincu que la structure familiale est une bonne structure pour les affaires, comme l'ont démontré les Beaudoin avec Bombardier et les Dutil avec Canam.
«Elle est solide, la famille, et elle amène un engagement et un dévouement très élevé à l'égard de l'entreprise. L'enjeu le plus important, c'est le temps. Si tu bouscules les choses, tu crées des frustrations non déclarées et tu risques de mauvais choix. Si tu ne te prépares pas longtemps, tu risques de tout rater. Il faut faire les choses comme il faut et que tout le monde soit d'accord.»
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Tristan sans frontières
«C'est une force de travailler en famille, car il y a un niveau de confiance très élevé. Absolu même», dit Lili Fortin, l'aînée de la génération qui s'apprête à prendre le relais chez Tristan. Directrice du développement des affaires, elle évolue dans l'entreprise familiale avec sa soeur Laurence, formatrice à Toronto pour les vendeurs et les gérants de magasins, ainsi que son frère Charles, coordonnateur Web à Montréal.
«La force de nos parents, c'est de bien se compléter. Ma mère ne veut pas être à l'avant-scène. Chacun a sa place, et si entre nous, les enfants, on peut refaire ça, accepter notre place et s'aider, ce sera formidable. Jusqu'à présent, on a tous des forces et des goûts différents, alors il semble que les choses soient bien faites», dit Lili, 32 ans.
«Le commerce de détail, c'est rempli de défis. Je m'entends bien avec mes soeurs, on est capables de partager», renchérit Charles, diplômé en commerce de la Saint Mary's University, qui rêve de se rapprocher de la production pour innover et améliorer les technologies.
Laurence, qui est titulaire d'un baccalauréat en marketing, veut en apprendre plus sur l'aspect technique de la création de vêtements.«J'apprends beaucoup de ma mère, je vais avec elle en voyage pour la sélection des tissus. Tranquillement, je m'investis et je pense que j'ai un talent naturel dans cela», dit-elle.
Le goût de prendre la relève
Les enfants Fortin ont tous commencé très tôt à travailler dans l'entreprise familiale. Lili, qui a hésité entre une carrière équestre et la vie chez Tristan, s'activait dans l'entrepôt à environ 12 ans, avant de devenir vendeuse. Pendant ses études universitaires en commerce international, elle a redressé les opérations dans la section coiffure du magasin de la rue Sainte-Catherine à Montréal.
«Me frotter aux opérations m'a donné le goût de cette carrière. J'attaquais un vrai problème et j'avais carte blanche», se souvient-elle.
Après ses études, Lili a pris la responsabilité des quatre magasins restants aux États-Unis, déficitaires. Elle a rentabilisé les opérations, mais il aurait fallu prendre de l'expansion pour justifier les coûts d'exploitation de la division américaine.
«J'ai compris que le potentiel de croissance de Tristan était à l'étranger, mais nous y avions de la difficulté, tout de même. Donc j'ai pris une pause carrière pour aller chercher des outils pour mieux recommencer», explique la jeune femme.
Sous la recommandation de son père, elle s'est inscrite en 2009 à un programme intensif de maîtrise à l'INSEAD, à Singapour, une école qui lui a permis de se faire de vrais contacts d'affaires partout dans le monde.
«C'est une des seules écoles dans le monde où il n'y a pas de frontières, pas de nationalité en majorité. Alors aujourd'hui, je ne vois pas de frontières dans le monde pour la croissance de l'entreprise.»
Lili Fortin s'est installée à Hong Kong après ses études, afin de travailler dans le textile et de vivre une expérience de travail en dehors de l'entreprise familiale. Les week-ends, elle traversait en Chine et tissait des liens avec des fournisseurs, ce qui a permis de lancer les chaussures Tristan.
En 2011, la jeune femme est rentrée au bercail pour prendre en charge le développement des affaires et maximiser les capacités manufacturières de Tristan au Canada.
«Avant d'y retourner comme détaillant, on regarde autre chose, comme le shop-in-shop [espace-boutique], qui permet de profiter de la clientèle du magasin hôte. J'aime faire des tests avant de me lancer. Je suis un peu différente de mon père là-dessus», dit la jeune femme.
«Mon père veut toujours aller plus vite, ma mère va prendre deux foulées de plus pour aligner le saut. Mon père est comme un cavalier qui prend des risques parce qu'il sait que le gagnant va l'emporter sur le temps et pas seulement sur la perfection. Je pense que c'est l'équilibre des deux qui fait leur succès.»
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