SÉRIE 2/6. Le jeudi 14 juin 2012, la haute-direction de Nokia a tenu une conférence de presse à Espoo, en banlieue d'Helsinki, pour annoncer une terrible nouvelle : sa décision de licencier 10 000 de ses 56 000 employés, et au passage de fermer quelques usines. Cette mesure avait été présentée comme nécessaire, car le géant finlandais avait enregistré au premier trimestre de l'année une perte de 127 millions d'euros (167 millions de dollars), et la situation ne cessait de se dégrader. C'était bien simple, pour la première fois depuis une décennie, Nokia était sur le point de perdre sa place de numéro 1 mondial de la téléphonie mobile.
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«Ces coupures étaient inévitables, car notre priorité est de veiller à ce que Nokia demeure compétitif à l'échelle internationale. Nous allons désormais concentrer tous nos efforts sur les produits et les services que nous offrons à notre clientèle, et donc investir plus que jamais dans l'innovation», avait alors déclaré Stephen Elop, le PDG de Nokia.
Le coup a été terrible pour la Finlande. Nokia était l'enfant chéri du pays, presque une fierté nationale, et voilà qu'il trahissait. L'inimaginable se produisait devant les yeux de tous, ébahis : il allait se séparer de nombre de ses jeunes prodiges, d'une grande partie de sa force vive, pour des raisons économiques.
Comment un PDG peut-il en arriver à prendre une décision aussi radicale? Stephen Elop l'explique ici en détails…
Le mardi 13 juin, un comité spécial de la haute-direction de Nokia, la Leadership Team, s'est réuni au siège social d'Espoo pour une réunion de deux jours. La mission : analyser toutes les options pouvant permettre de redresser la barre. Étaient présents, outre le PDG :
> Marko Ahtisaari, vice-président, design;
> Henri Tirri, vice-président, technologie;
> Michael Halbherr, vice-président, location et commerce;
> Chris Weber, vice-président, ventes et marketing;
> Tuula Rytilä, vice-présidente sénior et directrice générale du marketing;
> Jo Harlow, vice-présidente, cellulaires intelligents;
> Timo Toikkanen, vice-président, cellulaires;
> Juha Äkräs, vice-président, ressources humaines.
Durant toute la journée de mardi, se sont succédées présentations de rapports et discussions ouvertes, histoire d'avoir une idée la plus juste possible de la crise que traversait Nokia. Le lendemain, il s'agissait surtout d'envisager les différentes possibilités d'y réagir, autrement dit de trouver la solution qui permettrait de se sortir du pétrin avec brio.
Le hic? Des suggestions étaient émises, bien sûr, mais aucune ne semblait être en mesure de renverser la vapeur. Aucune ne faisait dire à l'ensemble de la Leadership Team «Wow! Ça, c'est une idée géniale!». C'était l'impasse. Et ce, jusqu'en toute fin de journée, lorsqu'il s'est produit quelque chose d'inusité…
«Marko a invité tout le monde à un petit exercice : définir d'un seul mot ce qu'était, pour chacun de nous, Nokia. Il a été le premier à se lancer, avec le mot "Amour", en expliquant qu'il s'agissait de "l'amour du design" et de "l'amour de nos futurs produits"», a raconté M. Elop.
Pour Jo Harlow, c'était "Engagement". Tuula Rytilä, "Consommateur". Chris Weber, la même chose, "Consommateur" aussi. Michael Halbherr, "But". Henri Tirri, "Passion". Quant à Juha Äkräs et Timo Toikkanen, ils se sont accordés pour dire "Résultat". Enfin, Stephen Elop a estimé que c'était "Succès".
Bref, les termes associés à Nokia par la Leadership team étaient : Amour, Engagement, Consommateur, But, Passion, Résultat et Succès. Des termes que l'on peut grosso modo ranger dans deux catégories, soit Passion & Réussite.
Ce simple exercice a eu l'effet de remettre les pieds sur terre de tout le monde, en ce sens que la solution – si solution il y avait – passait par ces deux mots-clés, Passion & Réussite. «Nous œuvrons tous, chez Nokia, pour le succès de la marque, et nous avons tous à cœur que son succès se poursuive dans le futur. C'est donc en misant sur cette passion commune que nous y parviendrons», a expliqué M. Elop.
Du coup, des idées qui ne leur étaient jusqu'alors jamais venues en tête jusque-là se sont mises à jaillir de toutes parts, en particulier les plus radicales, comme celle de sabrer dans les effectifs. Car c'était peut-être un bon moyen de préserver la passion et la réussite du groupe, les deux choses qui seules comptaient véritablement. L'important était devenu d'œuvrer dans le seul intérêt de Nokia, sans se laisser paralyser par les pensées empreintes d'émotion.
«Notre décision de licencier massivement a finalement été une décision de dernière minute. Jamais auparavant une telle éventualité n'avait effleuré nos esprits», a dit le PDG.
Stephen Elop s'est, cette nuit-là, couché passé minuit. Il s'est réveillé en sursaut à 3h30, et s'est préparé à la conférence de presse matinale. L'important était alors pour lui de contrôler le mieux possible ses émotions. «Quand le cœur et les sentiments prennent le dessus, les choses deviennent toujours plus difficiles. C'est, bien entendu, aussi valable pour moi. Je savais que la décision prise allait briser des vies, mais ma raison me disait en même temps qu'il aurait été irresponsable d'agir autrement», a-t-il reconnu.
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Quelle leçon tirer de cette histoire, dans le cadre de la série «L'Art de prendre un virage»? Essentiellement que lorsqu'on doit prendre une décision importante, il est primordial d'avoir une bonne approche du problème rencontré.
Revenons au modèle adopté dans cette série, celui de l'enseignement de la prise d'un virage par les instructeurs du Centre national de formation à la sécurité routière, qui perfectionne la conduite des motards de la gendarmerie française. Quand un motard s'apprête à tourner, il commence toujours par pénétrer dans la "zone d'entrée". Cette dernière correspond au moment où l'on amorce le virage, où l'on sait qu'il va nous falloir tourner, et donc s'y préparer.
Que doit alors faire le motard? Si le virage est à droite, il doit toujours déporter sa moto du milieu de la voie où il circule vers l'axe médian de la route, c'est-à-dire vers la ligne pointillée qui sépare la route en deux. Bien entendu, il lui faut faire à ce moment-là attention à ne pas empiéter sur la voie de circulation opposée, car il risquerait une collision frontale.
Ce faisant, le motard doit stabiliser sa vitesse, et surtout, "lire son virage". Lire son virage? Ça signifie qu'il lui faut porter son regard au loin, le plus loin possible, pour permettre à son cerveau d'enregistrer toutes les informations nécessaires pour bien prendre par la suite l'ensemble du virage. Tout cela va très vite, mais pas d'inquiétude, notre cerveau est fait pour ça.
Le parallèle avec l'histoire du PDG de Nokia? C'est simple, la Leadership Team n'arrivait pas à amorcer son virage parce qu'elle ne s'était pas déportée à gauche. Le déclic est venu de Marko Ahtisaari, qui a proposé de définir la marque en un seul mot.
Dès lors, les membres du comité spécial ont été en mesure de "lire leur virage", c'est-à-dire de découvrir le but à atteindre et le chemin qu'il fallait emprunter pour ce faire. Ils ont su à partir de cet instant-là porter leur regard au loin, et ont constaté que la seule façon de réussir était de prendre une décision radicale, à savoir supprimer d'un coup 18% des postes de l'entreprise.
(Avec Helsingin Sanomat.)
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