Warren Buffett n'a pas encore nommé son successeur, mais une chose est certaine, ce ne sera pas son petit-fils de 29 ans, Howard Warren Buffett. Celui-ci a plutôt choisi de superviser les investissements sociaux de la famille. Après avoir travaillé quelques années à la Maison-Blanche, le jeune homme a pris la direction de la Fondation Howard G. Buffett, créée par son père en 1999. Celle-ci concentre son action sur les régions et les populations les plus défavorisées du globe. Des régions souvent déchirées par des conflits.
DIANE BÉRARD - On accuse souvent les nouveaux philanthropes de dicter les priorités de l'aide humanitaire au lieu d'y répondre. Qu'en pensez-vous ?
HOWARD WARREN BUFFETT - La philanthropie court toujours le risque de verser dans le colonialisme. Mais ce glissement n'est pas réservé aux gens d'affaires qui la financent et réclament une philanthropie plus efficiente. Par manque de compréhension et de sensibilité vis-à-vis des us et coutumes locaux et à cause de l'absence de rétroaction à la suite de leurs interventions, les ONG peuvent, elles aussi, pratiquer le colonialisme phil-anthropique.
d.b. - Qu'est-ce que le monde des affaires peut apporter à la philanthropie ?
H.W.B. - Il contribue d'abord en aidant les fondations et les organisations à but non lucratif à mieux fonctionner au quotidien. Et ce, en implantant des pratiques plus efficaces en matière de TI, de gestion des ressources humaines, de service à la clientèle, etc. Ensuite, et c'est là sa principale contribution, le monde des affaires apporte une solution durable pour créer de la richesse et améliorer la qualité de vie des communautés à long terme. Les organisations caritatives et les ONG fonctionnent par projets. Lorsque les fonds sont épuisés, on plie bagage et on passe au prochain projet. La nouvelle philanthropie vise une continuité. Elle aspire à développer un environnement propice à la création d'entreprises et à l'implantation d'une chaîne de valeur qui s'enracinera dans la communauté. Le travail que j'ai accompli en Afghanistan, par exemple, illustre cette réalité. Le gouvernement n'avait pas les moyens de fournir les infrastructures requises au développement durable de l'économie. De concert avec des partenaires locaux, nous avons combiné philanthropie et affaires pour bâtir une chaîne de valeur agricole dans l'ouest du pays. Ce qui a augmenté la production agricole, réduit la famine, créé de l'emploi pour les femmes et, même, permis un peu d'exportation. Nous avons aussi inauguré une université agricole pour accroître la connaissance et favoriser l'intégration de la technologie à la production.
Les organisations caritatives «vendent» la souffrance. Selon vous, ce modèle cloche. Pourquoi ?
D.B. - Les organisations caritatives «vendent» la souffrance. Selon vous, ce modèle cloche. Pourquoi ?
H.W.B. - Le modèle d'entreprises des organisations caritatives renferme une faille importante : il ne tient pas compte du fait que l'acheteur et le consommateur ne sont pas les mêmes personnes. On vise à satisfaire l'acheteur, mais on oublie le consommateur. Je m'explique. L'acheteur est le donateur. Il «achète» la cause que vous vendez en faisant un don. Le consommateur est le bénéficiaire. Mais ce n'est pas un consommateur comme les autres. En affaires, si les consommateurs n'aiment pas votre produit ou votre service, ils cessent de l'acheter. Les consommateurs des organisations caritatives, eux, ne peuvent se permettre de cesser de consommer l'aide que vous leur donnez. Ils en ont besoin. Pour cette raison, il n'y a pas de mécanisme de rétroaction ou de vérification de la satisfaction du consommateur. Donc, pas d'incitation pour améliorer le système, le service ou le produit. Et puis, l'acheteur et le consommateur communiquent rarement entre eux, ce qui perpétue les inefficacités.
D.B. - La philosophie d'investissement de votre grand-père, Warren Buffett, est devenue un modèle. Vous en inspirez-vous pour choisir les programmes auxquels la Fondation Howard G. Buffett s'associe ?
H.W.B. - Oui. Nos décisions d'investissement s'appuient sur les principes du Social Value Investing, qui eux-mêmes reposent sur ceux du Value Investing de Benjamin Graham. [Considéré comme l'un des plus grands investisseurs de tous les temps, il a enseigné à Warren Buffett à la Columbia University qui fut, paraît-il, son seul élève à décrocher la note A+. Devenu investisseur, Buffett a toujours appliqué les principes d'investissement prudents de Benjamin Graham.]
D.B. - Vous estimez que les principes du Social Value Investing (SVI) devraient guider la gestion de tous les actifs sociaux, dont l'argent des fondations phil- anthropiques. Expliquez-nous ces principes.
H.W.B. - Il y en a trois. D'abord, traitez vos bénéficiaires comme des actionnaires ou des copropriétaires du projet. Cela suppose que vous les impliquiez dans tout investissement lié à leur communauté. Sans ce lien, aucune action philanthropique ne peut se traduire par des résultats durables. Ensuite, bâtissez votre action autour d'une chaîne de valeur. Misez sur la spécialisation, les économies d'échelle et la coopétition entre ONG (coopération entre des acteurs économiques qui, par ailleurs, sont des concurrents). Finalement, investissez dans le capital humain. À l'image de Berkshire Hathaway [l'entreprise que dirige Warren Buffett], qui fait de ses gestionnaires les gardiens de son portefeuille, les fondations devraient accorder plus de pouvoir aux gestionnaires des ONG. Il faut en faire les gardiens du «capital philanthropique». Des coalitions des meilleurs gestionnaires d'ONG devraient déterminer ensemble quelles sont les meilleures approches pour obtenir les résultats sociaux désirés. Ces coalitions doivent être bâties en tenant compte de l'expertise et des qualités de gestionnaire de chacun.
D.B. - Les dirigeants des ONG se battent tous pour les mêmes dollars. Comment allez-vous les convaincre de collaborer ?
H.W.B. - Il ne s'agit pas de les convaincre de collaborer, mais bien de les y inciter. Par exemple, en récompensant la collaboration par des initiatives telles que The Collaboration Prize [thecollaborationprize.org]. Ce prix couronne les initiatives conjointes entre ONG. J'ai siégé au jury de l'édition 2011. Huit équipes finalistes ont chacune reçu 12 500 $ et l'équipe gagnante, 150 000 $.
D.B. - Avant de vous joindre la Fondation Howard G. Buffett, vous avez travaillé pour le gouvernement. Pourquoi ce détour ?
H.W.B. - Je l'ai fait pour l'expérience. On peut difficilement comprendre comment fonctionne le gouvernement, ou pourquoi il ne fonctionne pas, sans en avoir fait partie.
Est-ce une organisation aussi inefficace que l'estiment les gens d'affaires ?
D.B. - Est-ce une organisation aussi inefficace que l'estiment les gens d'affaires ?
H.W.B. - Vous brossez un portrait réducteur de l'opinion des gens d'affaires. Le gouvernement offre des services que les gens d'affaires apprécient (un système judiciaire sain et des mécanismes de respect de contrats) et d'autres qu'ils détestent (une réglementation et une taxation lourdes). Cela dit, toute personne d'affaires sensée reconnaîtra qu'elle recourt fréquemment aux services des villes, des États et des pays pour que ses affaires tournent. Et que ces services ne pourraient exister sans taxes ni règlements. Toutefois, les gens d'affaires peuvent ne pas être d'accord avec le niveau de taxes qu'ils paient, l'usage par le gouvernement de l'argent des taxes ou la réglementation qui dicte ce que les entreprises peuvent faire et ne pas faire.
D.B. - Vous étiez à Davos. Le thème de cette année était «La grande transformation». Le capitalisme a-t-il un futur ?
H.W.B. - Oui. Mais, comme tous les modèles économiques, il doit évoluer. Et ce, parce des contraintes et des restrictions sont apparues dans le système. Le changement est en cours, et il apparaît là où on ne s'y attendrait pas. Par exemple, les jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail attendent de leurs employeurs qu'ils fassent le bien, en plus de produire des biens. C'est tout un changement, comparativement aux attentes des employés il y a 10 ou 20 ans.
D.B. - Vous considérez-vous davantage comme le produit de votre génération ou comme le petit-fils de Warren Buffett ?
H.W.B. - Les deux ont influencé à parts égales ma façon de voir le monde et ce que je suis devenu. J'ai grandi en voyant mon père parcourir le monde pour mener les actions phil-anthropiques de la Fondation Howard G. Buffett. Et j'ai très vite compris que ces actions étaient possibles grâce à la générosité de mon grand-père et au dévouement de mon père à améliorer l'état du monde le plus efficacement possible. Mes pairs aussi m'ont façonné. Je suis entouré d'entrepreneurs sociaux qui m'inspirent et me communiquent leur énergie.
D.B. - Qu'avez-vous en commun avec votre illustre grand-père ?
H.W.B. - Nous partageons le même type d'humour, bien qu'il soit plus doué que moi pour faire rire les gens ! Et nous sommes tous deux des penseurs analytiques. Mon côté analytique se manifeste dans tous les aspects de ma vie : le chemin que je choisis d'emprunter, la façon dont j'organise mes réunions et mon travail pour passer plus de temps avec ma femme... Cela se traduit aussi par les outils que j'utilise. Mon BlackBerry, par exemple, est configuré pour une efficacité maximale. Mes capacités analytiques s'avèrent précieuses aussi dans la conduite des relations interpersonnelles, surtout lorsque je dois gérer des conflits.
«Le modèle des organisations caritatives ne tient pas compte du fait que l'acheteur et le consommateur ne sont pas les mêmes personnes. Le consommateur, lui, est le bénéficiaire de l'aide. En affaires, si les consommateurs n'aiment pas votre produit, ils cessent de l'acheter. Les consommateurs des organisations caritatives, eux, ne peuvent cesser de consommer l'aide que vous leur donnez.»
LE CONTEXTE
La crise financière a accru le rôle des philanthropes qui prennent souvent le relais des États. Mais les nouveaux philanthropes ne se contentent pas de signer des chèques. Guidés par leurs réflexes d'affaires, ils exigent une philanthropie efficace.
SAVIEZ-VOUS QUE...
Howard Warren Buffett possède une ferme de 400 acres à Tekamah, dans le Nebraska.
*****************************************************
Chaque semaine dans le journal Les Affaires, notre journaliste Diane Bérard réalise une entrevue avec une personne bien en vue ou une star montante de la scène économique mondiale. Pour la période des Fêtes, nous publions 10 des meilleurs entretiens menés par notre reporter.