Des milliers d'entreprises sont fondées chaque année au Québec. La majorité de leurs fondateurs signeront une entente des actionnaires lors du processus d'incorporation. Lors de la négociation de l'entente, les cofondateurs détermineront entre eux leur pourcentage d'actionnariat basé sur la valeur des actifs qu'ils fournissent à l'entreprise (capital, idée, expertise, réseau, propriété intellectuelle, clients.).
Dans la frénésie des débuts, il est cependant facile pour un entrepreneur d'oublier une clause juridique très importante qui pourrait lui créer des cauchemars dans les années à suivre.
Quelle est cette clause ? Il s'agit d'une clause qui restreint le versement des actions à une période d'octroi sur plusieurs années (vesting restrictions, ou restrictions en matière d'acquisitions). En bref, cette clause évite que l'un des cofondateurs quitte l'entreprise tout en conservant son actionnariat.
Prenons par exemple trois cofondateurs qui démarrent l'entreprise ABC inc. en février 2015, à participations égales, soit un tiers des parts par actionnaire. En octobre 2015, moins d'une année après la fondation, Marc, l'un des cofondateurs, signale à ses deux collègues son intention de partir au chaud en Thaïlande pendant au moins six mois pour éviter un autre hiver québécois frigorifique. Il ajoute qu'il veut profiter de son voyage et qu'il ne sera pas en mesure de contribuer à l'entreprise pendant son absence !
Les deux autres cofondateurs sont dévastés. Ils comptaient sur l'expérience et l'effort de Marc pour les aider à démarrer l'entreprise. Du jour au lendemain, leur entreprise a un moteur de moins et son risque de panne est augmenté. Cependant, étant donné qu'une clause de restriction n'a pas été prévue au moment de la signature de l'entente des actionnaires, Marc sera désormais étendu sur un hamac au bord d'une plage thaïlandaise, tout en détenant légalement un tiers des parts d'ABC inc. Ainsi, malgré le fait qu'il aura seulement travaillé environ six mois chez ABC inc., Marc sera propriétaire du tiers des profits du travail futur de ses deux autres cofondateurs qui, eux, continueront de travailler à temps plein dans l'entreprise.
Cette situation problématique peut se produire pour divers motifs. En fait, Marc aurait pu annoncer son départ afin de rejoindre Google en Californie. Marc aurait aussi pu décider de laisser ABC inc. à cause de conflits interpersonnels avec les autres cofondateurs, une situation très courante dans les entreprises en démarrage. Dans tous ces cas, Marc aurait perdu son salaire, mais gardé son actionnariat dans l'entreprise.
Pourquoi cette clause est-elle vraiment si critique ? Elle est capitale, car le départ d'un fondateur peut priver l'entreprise d'une partie importante de son capital-actions. Selon Adam Saskin, associé chez Spiegel Sohmer et expert en droit des affaires qui travaille souvent avec des entreprises en démarrage, cette clause de versement étalé «aide à s'assurer que les fondateurs remplissent leurs obligations à l'égard de l'entreprise à long terme». De plus, ajoute-t-il, «le départ d'un cofondateur entraîne souvent le besoin de le remplacer, et une partie du capital-actions détenu par celui-ci sera souvent nécessaire pour lier le remplaçant».
Rassurer les investisseurs
Ainsi, il est assez facile de comprendre pourquoi les investisseurs de capital de risque insisteront pour inclure une telle disposition. Ayant en tête les intérêts à long terme de l'entreprise, ils voudront se protéger contre le départ dévastateur d'un des cofondateurs.
Qui plus est, l'oubli de cette clause peut aussi entraîner des conséquences catastrophiques à l'occasion des rondes de financement subséquentes. Il est probable que plusieurs anges- investisseurs ou investisseurs en capital de risque s'abstiennent tout simplement d'investir quand ils font face à une telle situation. Après le départ d'un cofondateur ayant fait un «trou» dans le capital-actions, ceux-ci considéreront souvent que la firme manquera de capital interne pour être viable en cas d'expansion et que les autres cofondateurs n'auront pas l'intérêt suffisant pour continuer à développer la boîte après leur dilution future aux tours de financement subséquents.
Alors, comment structurer cette clause restrictive ? Selon Adam Saskin, qui recommande aux fondateurs d'intégrer systématiquement cette clause à leur entente des actionnaires, la pratique veut actuellement que celle-ci «permette le versement des actions émises sur une période de 4 ans, où 25 % des actions sont versées à la fin de l'an 1, tandis que les 75 % des actions restantes seront versées mensuellement sur les 3 années suivantes». Bref, s'il y a un départ hâtif dans la première année, le cofondateur ne recevra rien. À son départ, la fraction des parts qui n'a pas été octroyée deviendra sujette au rachat par l'entreprise, typiquement à la valeur d'achat initiale. Cette clause est aussi souvent utilisée pour lier les premiers employés clés de l'entreprise, au-delà de l'équipe de cofondateurs, et favoriser la loyauté des membres de l'équipe.
Si j'en parle, c'est que nous n'avions pas inclus cette clause au moment de l'incorporation de notre entreprise Busbud. Lors de l'entente initiale, vu que je connaissais mes cofondateurs depuis 15 ans et qu'une bonne entente régnait, nous avions choisi de ne pas nous prévaloir de cette clause. Cela dit, nous avons vite rectifié le tir plus tard (sans conséquence, très heureusement !) au premier tour de financement, à la demande de nos investisseurs.
Depuis ce temps, au cours de mes activités de mentorat dans différents programmes, j'ai dû recommander à des dizaines de jeunes fondateurs d'ajouter cette clause dans leur entente pour leur propre bien et d'expliquer à leurs cofondateurs que c'est une protection qui bénéficiera à tous. J'espère donc que cet article aidera plusieurs autres entrepreneurs à éviter cette erreur classique de démarrage.
Souvent, on associe entrepreneuriat et liberté. Pourtant, quand on travaille en équipe (et les études ont démontré que les investisseurs de capital de risque préfèrent investir dans des équipes de deux à quatre fondateurs ayant des talents complémentaires), il importe souvent d'accepter certaines protections venant restreindre notre liberté dans le but d'accorder les intérêts du groupe et de favoriser l'harmonie à long terme. Bâtir une entreprise à succès, ça peut prendre de 5 à 10 ans. Les entrepreneurs doivent comprendre qu'au lieu de simplement obtenir leur capital-actions par défaut, ils devront être prêts à travailler pour le mériter au fil du temps.