Si le Québec souhaite continuer de progresser tout en conservant le maximum de ses acquis, les Québécois n'ont guère le choix, insiste Lucien Bouchard. Ils doivent, sans tarder, prendre le relais de l'État et se tourner massivement vers l'entrepreneuriat.
Dans une rare entrevue, celui qui a récemment été nommé président du conseil de la Fondation Montréal inc. est sorti de son habituelle réserve pour faire part à Les Affaires de l'importance, particulièrement en cette période de réalignement budgétaire, de faire renaître la ferveur entrepreneuriale chez les Québécois.
«L'entrepreneuriat n'est pas seulement un caprice pour nous. C'est devenu une nécessité. Et c'est une nécessité pour chacun de l'encourager», a martelé l'ancien premier ministre du Québec au cours d'un long entretien, au 26e étage d'une tour de l'avenue McGill College, où se trouvent les bureaux montréalais du cabinet d'avocats Davies Ward Phillips & Vineberg, dont il est associé.
Le contexte actuel, marqué par «une économie stagnante et des finances publiques qui limitent l'intervention de l'État», rend on ne peut plus difficile l'enrichissement du patrimoine des Québécois, pense-t-il. Dans un tel contexte, «les jeunes n'ont d'autres choix que de se fier à eux-mêmes, leurs talents et leur désir de créer [...] et d'envisager sérieusement, poursuit-il, la voie de l'entrepreneurship.»
Lucien Bouchard a accepté, en juin, de présider le conseil d'administration de la Fondation Montréal inc., un organisme à but non lucratif anciennement connu sous le nom de Fondation du maire de Montréal pour la jeunesse, dont l'objectif est d'aider au démarrage d'entreprises de jeunes Montréalais de 18 à 35 ans. Bon an mal an, la Fondation attribue des bourses de 5 000 $ à 30 000 $ à une trentaine d'entrepreneurs en démarrage, pour un total de 500 000 $.
Ce nouvel engagement pour la cause de l'entrepreneuriat, Lucien Bouchard dit l'aborder comme un «devoir civique». Une façon, explique-t-il, «d'apporter [sa] pierre à la construction d'un Québec qui espère offrir un avenir exaltant pour ses enfants, la jeune génération».
À bout de souffle
Le cosignataire du manifeste «Pour un Québec lucide», qui appelait en 2005 à la responsabilisation individuelle des Québécois face aux défis socioéconomiques de tout ordre, estime que le Québec peut être fier du chemin parcouru au cours des dernières décennies.
En se dotant, à partir des années 1960, de «véritables leviers économiques, culturels et institutionnels», la province est devenue à ses yeux un «État moderne», capable de grandes choses, comme «l'éducation et les services de santé pour tous». Ces années ont aussi vu émerger une génération d'entrepreneurs francophones qui ont rayonné partout sur la planète et contribué à construire «une véritable économie pour le Québec».
Mais voilà, analyse-t-il, beaucoup de ce chemin parcouru l'a été avec l'aide ou l'intervention d'un État qui ne peut plus continuer d'agir comme il le faisait. «On hésite toujours à utiliser les mots tragédie ou à parler de situation dramatique au Québec. Mais c'est un fait ; la situation dans laquelle se trouve le Québec aujourd'hui est très sérieuse [...] Et les prochains bouts de chemin, on s'en rend compte, ne pourront pas se faire avec une telle implication de l'État.»
Lucien Bouchard, 75 ans, estime qu'un changement de garde s'impose au Québec, tant dans la sphère politique qu'en économie. Évitant de se mouiller politiquement, il affirme que, du côté économique, cela passera forcément par l'entrepreneuriat.
Des lendemains difficiles
Cela dit, Lucien Bouchard précise qu'il ne prône nullement pour autant un désengagement tous azimuts de l'État. «L'État va demeurer essentiel, comme gage des grandes valeurs démocratiques, des valeurs de protection des droits, de promotion de tout ce qui est important dans une société. Également pour son apport à l'économie. [...] Mais ça ne pourra pas être comme avant.»
«On n'a pas le choix, poursuit-il. C'est le seul moyen de créer une économie. Le secteur public est tout à fait dépendant des résultats du privé. Si le privé est déficient et défaillant, le secteur public ne sera pas alimenté. On voit bien ce qui se produit au Québec actuellement, le gouvernement a besoin que quelqu'un vienne prendre la suite des choses», réfléchit-il à haute voix, tout en s'inquiétant du taux d'entrepreneuriat qui traîne la patte ici, par rapport au reste du Canada.
Le passé judéo-chrétien des Québécois aurait bien peu à voir avec cette situation. Les jeunes d'aujourd'hui ne sont plus du tout dans cette logique, dit-il. «Si notre société ne s'engage pas de ce côté-là, ça ne marchera pas [...] Si on ne développe pas de nouveaux entrepreneurs pour continuer ce qui a été commencé dans la prise en main de notre économie, on se réserve des lendemains difficiles.»
Lucien Bouchard sur...
Le spray and pray, décrié par Jacques Daoust
«C'est un débat sans fin. Moi, je crois à l'équilibre. Si on met tous les oeufs dans un petit nombre d'entreprises performantes, qu'est-ce qui arrive aux plus jeunes ? Peut être y a-t-il intérêt à encourager les Steve Jobs et Bill Gates dans leur garage ? Je crois qu'il faut trouver le moyen de continuer d'encourager les jeunes. D'autant que ça ne prend pas des sommes fabuleuses. Cela dit, est-ce seulement le gouvernement qui doit le faire ? Peut-être pas. Mais l'entrepreneuriat, ce n'est pas vrai qu'on peut l'ignorer.»
L'abolition du programme des gazelles
«Je sais ce que c'est, j'en ai fait des coupures. Un gouvernement ne coupe pas parce qu'il en a envie. Qu'est-ce qu'un politicien aime ? C'est dire oui et faire plaisir à la population. Quand il décide de rationaliser les dépenses, de reconfigurer les équilibres budgétaires, ce n'est pas pour faire des gains politiques, c'est parce qu'il est obligé. C'est le sens des responsabilités qui le lui impose.»
Le manifeste «Pour un Québec lucide»
«Il a eu un certain impact. Mais pour que l'impact soit plus grand, il aurait fallu que ça devienne la plateforme d'un parti politique, ce que nous avions écarté dès le début. Des idées ont été reprises, ici et là, par un parti et un autre. Mais vous savez [ce qui arrive] en campagne électorale...»
La relève entrepreneuriale
«Les jeunes ont à la fois leur avenir et notre avenir en main. Il faut les aider. Mais auparavant, le plus difficile est de dénicher les entrepreneurs de demain. On a beau dire que les Québécois font de bons joueurs de hockey, encore faut-il trouver les meilleurs. Car tout le monde n'est pas bon de la même manière.»
Les programmes sociaux
«Moi, je ne voudrais jamais que l'État du Québec devienne incapable de remplir sa mission sociale. Il faut les soutenir, nos programmes sociaux. [...] Mais pour ça, il faut que ça soit alimenté, que ça soit soutenu. [...] Il faut de la productivité économique, le privé, des jeunes et de l'entrepreneuriat. C'est une équation inéluctable.»
La paresse des Québécois
«Contrairement à ce qu'on a dit, je n'ai jamais dit que les Québécois étaient paresseux. Ce n'est pas vrai, je n'ai jamais dit ça. Mais il suffit de comparer les taux de productivité du Québec, du Canada et des États-Unis pour se rendre compte que ce n'est pas bien fort notre affaire.»
Fondation Montréal inc. en bref
- Créée en 1996
- A octroyé 6 M$ en bourses depuis sa création
- A contribué au démarrage de 832 entreprises, parmi lesquelles Chocolats Geneviève Grandbois, Crudessence, La Fourmi Bionique, Les Fermes Lufa, LightSpeed, Nüvü Caméras, TGWT
- A permis la création de 2 535 emplois
- A entraîné par ricochet plus de 53 M$ en investissement à Montréal
- Taux de survie des entreprises appuyées : 68 % après cinq ans, tandis que le taux moyen de survie des entreprises québécoises est de 35 %, selon le ministère de l'Économie, de l'Innovation et des Exportations. Cette donnée a été mesurée pour la dernière fois en 2008.
- Bénévoles d'affaires : 300
- Services : Mentorat, coaching, ateliers de formation ciblée, réseautage et promotion de produits et services