La navigatrice Ellen MacArthur a battu le record du tour du monde à la voile en solitaire en 2005. Sa fondation, lancée en 2010, vise un avenir durable en s'appuyant sur l'économie circulaire. Jocelyn Blériot, le directeur de la fondation, a siégé à la plateforme européenne pour une utilisation efficace des ressources de la Commission européenne, un groupe qui oriente les décideurs politiques.
Diane Bérard - La mission de la fondation Ellen MacArthur est de faciliter la transition vers l'économie circulaire. De quoi s'agit-il ?
Jocelyn Blériot - L'économie circulaire est une façon de gérer le design et les matériaux de manière à tendre vers le zéro déchet. Il s'agit de mettre sur le marché des produits qui peuvent être réintroduits dans la production. Ce mouvement remonte aux années 1960 lorsque l'Américain John Tillman Lyle a évoqué le design régénératif.
D.B. - L'économie circulaire suppose que les entreprises nous vendent des services, mais qu'elles conservent la propriété de leurs biens. Expliquez-nous.
J.B. - Dans une économie traditionnelle, lorsque vous vendez un produit, vous perdez la propriété des matériaux qui le composent. On a ainsi rompu la cyclicité des matériaux. Dans une économie circulaire, vous vendez le service lié à l'objet que vous avez fabriqué. Par exemple, vous ne vendez plus des machines à laver. Vous vendez plutôt un certain nombre de lavages. Si vous fabriquez des véhicules, vous vendez du kilométrage. Les entreprises de l'économie circulaire ne génèrent plus leurs profits en vendant du volume - de plus en plus de machines à laver ou de voitures - mais en vendant le service.
D.B. - Pourquoi les entreprises s'intéresseraient-elles à l'économie circulaire ?
J.B. - Les entreprises commencent à s'y intéresser lorsqu'elles sont aux prises avec une problématique de gestion des déchets ou lorsqu'elles éprouvent des difficultés d'approvisionnement en matières premières. Enfouir des déchets coûte 10 fois plus cher en Europe qu'en Amérique du Nord, pour des raisons d'espace. C'est pourquoi les sociétés européennes explorent l'économie circulaire plus spontanément que les sociétés nord-américaines. Quand ça ne coûte rien et qu'on a tout plein d'espace pour enfouir, on y va allègrement ! Les sociétés nord-américaines sont aussi moins dépendantes des importations de matières premières que leurs homologues européennes.
D.B. - Donnez-nous des exemples d'entreprises qui pratiquent l'économie circulaire ?
J.B. - La société Philips a un projet-pilote en Hollande. Elle y vend des services d'éclairage aux clients. Et elle leur garantit un minimum d'interventions à la suite de l'installation. Si le service d'éclairage est mal rendu, qu'il y a trop de bris, le contrat comprend une clause de rupture. Le client ne paie que pour le service d'éclairage. La facture d'électricité, c'est Philips qui l'acquitte. La société a donc intérêt à développer des ampoules peu énergivores.
D.B. - En quoi l'économie circulaire contrecarre-t-elle l'obsolescence planifiée ?
J.B. - Si vos revenus proviennent de contrats de service plutôt que de ventes fermes, cela signifie que vous vendez le résultat, des lavages efficaces ou des kilomètres si vous offrez le service de déplacement. Vous avez donc intérêt à ce que vos équipements soient de qualité et performants, car c'est le revenu de location et non de réparation qui est créateur de valeur. Vous n'avez plus aucun avantage à fabriquer de l'éphémère, parce que vous ne tirez aucun revenu de la vente de vos produits.
D.B. - Les fabricants de téléphones intelligents sont champions de l'obsolescence planifiée. Travaillez-vous avez eux ?
J.B. - Nous avons entamé des discussions avec eux. Mais pour l'instant, ce sont plutôt les fournisseurs de services, comme Vodafone, qui s'intéressent à la circularité. Ils reprennent leurs anciens appareils, car il y a un marché dans les pays émergents. Je vous l'ai dit, nous n'avons pas de travail de vente à faire auprès des entreprises. L'économie circulaire est une question d'économie, pas de bons sentiments.
D.B. - La fin de l'obsolescence planifiée, n'est-ce pas aussi la fin de la créativité et de l'innovation ?
J.B. - Il est certain que, pour certains, le ralentissement du rythme des innovations peut constituer un argument contre l'économie circulaire. Mais on peut aussi avancer que l'économie circulaire stimulera un autre type d'innovations. Je parle des innovations liées à la modularité. Ainsi, dans une économie circulaire, les téléphones intelligents deviendront comme des briques Lego. On changera des composants plutôt que d'en disposer complètement. Lorsque le composant appareil photo de votre portable fera défaut, vous ne remplacerez que cette section.
D.B. - Comment motive-t-on les créatifs dans une économie circulaire ?
J.B. - L'économie circulaire a grand besoin d'individus créatifs, pour créer de nouveaux matériaux et de nouvelles infrastructures. Dans le secteur de la chimie verte et des biotechnologies, le processus créatif est déjà bien amorcé.
D.B. - Comment un secteur peut-il migrer de l'économie traditionnelle vers l'économie circulaire ?
J.B. - Prenons l'exemple du secteur de la construction. Dans l'économie circulaire, un immeuble est vu comme une banque de matériaux. Il est construit pour être déconstruit. On conçoit une maison en déterminant à l'avance les matériaux qui peuvent être recyclés ou réutilisés. Par exemple, les assemblages sont vissés plutôt que soudés. On a la fin de vie en tête dès le moment de la construction. La mairie que vous construisez aujourd'hui sera peut-être une école dans 20 ans, car les besoins de votre communauté auront changé. Vous la construisez donc de façon modulaire pour pouvoir en transformer l'usage.
D.B. - La fondation Ellen MacArthur intervient auprès des étudiants. Comment le fait-elle ?
J.B. - Nous avons développé un MBA en économie circulaire avec l'université de Bradford, dans le nord de l'Angleterre. C'est un MBA classique dans lequel nous avons injecté des thématiques d'économie circulaire dans tous les cours. Nous travaillons aussi avec la Fondation de la famille Schmidt (NDLR : Eric Schmidt, le fondateur de Google) pour accorder chaque année des bourses à 12 étudiants à la maîtrise. Ils étudient en gestion, en génie ou en design, et leur projet de maîtrise porte sur l'économie circulaire. La bourse comprend une formation d'une semaine à Londres, à laquelle participent l'étudiant lauréat et son directeur de thèse. On invite le professeur afin de multiplier les retombées. Grâce à ces bourses, ce ne sont pas 12 étudiants que l'on rejoint, mais des dizaines grâce aux cours de ces 12 professeurs.
D.B. - Vous intervenez aussi auprès des entreprises. De quelle façon ?
J.B. - Nous avons élaboré des programmes d'enseignement en ligne pour les entreprises membres de la fondation. Nous comptons 95 membres de plusieurs continents. Nous nous arrêterons à 100, car nous sommes une très petite équipe et, pour qu'elle rapporte, cette formation exige beaucoup de soutien. Le programme en ligne que nous offrons dure six semaines, à raison de quatre heures par semaine. Chaque entreprise membre peut inscrire 10 employés. La formation inclut la rédaction de travaux pratiques pour vérifier les apprentissages.