Le Britannique - et New-Yorkais d'adoption - John Borthwick incarne un phénomène émergent du monde techno. On nomme les entrepreneurs comme lui des «bâtisseurs d'entreprises». Contrairement aux entrepreneurs en série qui démarrent une entreprise après l'autre, John Borthwick et ses homologues démarrent plusieurs entreprises à la fois sous le même toit.
Diane Bérard - Betaworks n'est ni un incubateur, ni un accélérateur, ni un fonds de capital-risque. De quoi s'agit-il alors?
John Borthwick - Nous sommes une «bâtisseuse d'entreprises», une entreprise qui crée des entreprises. Nos employés conçoivent des produits autour desquels nous bâtissons des organisations. Il s'agit d'une structure hybride qui émerge présentement dans le secteur techno. À ce jour, les investisseurs avaient le choix entre deux catégories d'actif : des sociétés de capital-risque ou des entreprises. Maintenant, ils peuvent opter pour les Betaworks de ce monde.
D.B. - Qu'est-ce que les entreprises du holding Betaworks ont en commun ?
J.B. - Elles s'articulent autour du Web social. Nous nous intéressons à la façon dont les gens cherchent l'information en ligne et à l'usage qu'ils en font. Tous nos produits sont destinés aux consommateurs.
D.B. - Comment Betaworks est-elle financée ?
J.B. - Il y a cinq ans, nous avons amassé 25 millions de dollars américains. Cet argent a été investi dans le développement de produits et d'entreprises et, il y a un an, nous avons versé notre premier dividende. Nous ne comptons pas solliciter d'autre financement externe, nous ferons fructifier ce que nous avons, car Betaworks offre aussi du capital d'amorçage. Nous avons une vingtaine d'investissements pour un total de 2 M$ US.
D.B. - Qui est le patron de toutes les entreprises formant Betaworks ?
J.B. - Je suis le pdg de Betaworks et aussi le pdg de chacune de ces entreprises pour les 18 premiers mois de leur existence. Tout débute par un produit. Prenons l'exemple de bit.ly, le raccourcisseur d'URL. Bit.ly est la doyenne des entreprises de Betaworks. Comme toutes les autres, elle a vu le jour pour résoudre un problème. Dans ce cas, il s'agissait de raccourcir les URL pour les plateformes de micromessagerie comme Twitter. Au début, une équipe tactique de cinq employés s'est consacrée au développement. À mesure que l'équipe s'est élargie, nous avons nommé un directeur général. Aujourd'hui, 25 personnes travaillent chez bit.ly. Il y a quatre mois, nous avons nommé un pdg. J'aurais dû laisser mon poste de pdg il y a six mois, mais j'étais très attaché à ce projet.
D.B. - En quoi Betaworks diffère- t-elle d'une compagnie possédant plusieurs divisions qui travaillent simultanément sur plusieurs produits ?
J.B. - J'ai travaillé dans de grandes sociétés comptant plusieurs divisions (AOL, Time Warner). Ce sont généralement des créatures issues d'une série de fusions et d'acquisitions. Elles partagent des services comme la comptabilité et le service juridique, mais elles n'ont pas été conçues pour partager une plateforme. L'intégration, lorsqu'elle existe, demeure artificielle. Betaworks, elle, a été bâtie pour que chaque entreprise partage la même plateforme, ce qui accélère le développement des produits.
D.B. - Le nom de «Betaworks» en dit long...
J.B. - En effet, nous croyons au prototypage rapide. Nous croyons que les versions bêta fonctionnent.
D.B. - Les entreprises Web ont tellement la cote qu'on voudrait imposer leur fonctionnement et leur tempo à tous les secteurs. Est-ce réaliste ?
J.B. - C'est réaliste et souhaitable. Il est naïf de vouloir conserver une version industrielle du monde. Le développement d'un produit n'est pas une activité fermée. L'univers Web a montré qu'il s'agit d'un processus continu auquel collaborent les clients. Les entreprises, surtout les plus grandes, ont beaucoup à apprendre de l'agilité du Web. Ce sera probablement l'héritage de notre secteur au monde des affaires.
D.B. - La vitesse tue...
J.B. - L'entrepreneuriat est un processus darwinien : vous évoluez ou vous disparaissez. Pour la plupart des entreprises, la vitesse est un actif. Cela correspond aux contraintes de temps et d'argent que le marché impose.
D.B. - Le monde des affaires devient très polarisé entre grandes entreprises et start-ups, chaque clan ayant des défenseurs et des détracteurs...
J.B. - C'est vrai, et bien trop simpliste. Nous devrions plutôt diviser le monde entre les entreprises qui innovent et celles qui n'innovent pas. L'obsolescence ne frappe pas que les «vieilles» entreprises. eBay et Yahoo! ont elles aussi perdu leur lustre.
D.B. - En quoi votre passage chez Time Warner en tant que v.-p. techno vous a-t-il servi ?
J.B. - Je ne peux pas dire que j'arrivais à accomplir beaucoup. Soyons francs, il est très difficile de développer une stratégie pour d'aussi vastes organisations. Par contre, ces organisations constituent d'excellentes écoles. J'y ai appris énormément.
D.B. - Comment stimule-t-on l'entrepreneuriat ?
J.B. - La recette est la même partout : du talent, du financement, une culture du risque, un appétit pour l'innovation. Ce qui varie d'un État à l'autre, ce sont les proportions de chaque ingrédient.
D.B. - L'élection de François Hollande est, selon vous, une très mauvaise nouvelle pour l'entrepreneuriat français. Pourquoi ?
J.B. - L'entrepreneuriat fleurit dans un environnement non interventionniste. La société doit accorder de la valeur aux accomplissements individuels. La France a longtemps occupé une position de leader. Pensez à l'introduction du Minitel. À la démocratisation de la bande passante. Autant d'initiatives qui ont facilité l'entrepreneuriat. Le gouvernement socialiste de François Hollande compromet cette avance.
D.B. - New York, votre ville, a été finaliste pour le titre de ville la plus innovante du monde. On dirait bien que c'est la saveur du mois...
J.B. - Le New York techno a ce qu'il faut pour être durable. Le secteur s'est construit à partir des forces naturelles de la ville : les médias, la publicité, le commerce de détail. Ce ne sont pas des choix artificiels. Et puis, les premiers employés de la première génération de start-ups quittent pour fonder leur entreprise. C'est le début d'un autre cycle. Ce qu'il manque à New York, ce sont quelques grandes entreprises locales, des Facebook. Mais on y arrive.