Un mois, ça peut être long. C'est toutefois bien court quand il faut décider de quitter une carrière «sur l'autoroute» et de déraciner toute une famille. Encore pire quand l'offre finale doit être acceptée en quelques heures ! «Nous avons pesé le pour et le contre, puis nous nous sommes regardés : "OK, on y va."»
Dans l'édifice en verre de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Roland Lescure, 46 ans, est tout sourire lorsqu'il évoque sa décision de quitter Paris pour Montréal. Clairement, il a bien fait d'accepter le poste de premier vice-président et chef des placements.
Depuis que Michael Sabia lui a fait cette offre, à l'été de 2009, l'Europe n'a cessé de s'enfoncer, alors que l'institution québécoise s'est sorti la tête de l'eau. «Trois ans après, ça paraît une bonne idée, mais à l'époque, c'était une idée folle.»
Directeur chez Groupama Asset Management, sixième société française d'investissement, M. Lescure ne cherche pas à s'expatrier lorsque la Caisse prend contact avec lui. Il a bien un certain intérêt pour l'international, lui qui a étudié un an à Londres et qui surveille le monde pour comprendre les marchés financiers, mais il n'a encore jamais travaillé ailleurs qu'en France. De toute façon, sa carrière y est florissante, «avec des paramètres objectifs montrant qu'il réussit».
Séduit par Michael Sabia
Séduit par Michael Sabia
La Caisse, elle, en arrache. Son rendement négatif de 25 % l'année précédente, en 2008, a causé une onde de choc. Michael Sabia, recruté en mars 2009 pour redresser la barre, s'affaire à constituer son équipe. Il discute avec Roland Lescure par vidéoconférence d'abord. Les deux hommes sont installés dans des salles sans fenêtre, où l'image est terne et le son, assez moyen. La conversation est quand même assez bonne pour donner le goût d'aller plus loin, «mais franchement pas beaucoup plus», raconte le Français en riant.
Quelques semaines plus tard, le nouveau président de la Caisse profite d'une tournée en Europe pour rencontrer des candidats, dont M. Lescure. La rencontre de plus de deux heures est «beaucoup plus agréable». Le gestionnaire est «frappé» par l'acuité de la vision de Michael Sabia, particulièrement quant aux étapes à franchir pour rendre à l'institution ses lettres de noblesse. Déjà à cette époque, l'ancien pdg de BCE parle du Chapitre 1 (nettoyer et redonner confiance) et du Chapitre 2 (retrouver une performance durable).
M. Lescure enchaîne ensuite les entrevues, à Montréal, avec le président du conseil, Robert Tessier, et des administrateurs. Il doit ensuite se décider en quelques heures ! «Michael Sabia est un homme pressé», dit avec un sourire Roland Lescure. Il ajoute que la Caisse avait effectivement «besoin de changements rapides».
L'attrait des ligues majeures
L'attrait des ligues majeures
Le Français est drôlement tenté de faire le saut. Groupama est un investisseur «plutôt européen», alors que la Caisse est un «joueur mondial, globalement reconnu».
«C'est un peu comme de passer de la ligue nationale à la ligue européenne pour un joueur de soccer», illustre-t-il.
En plus, il aime bien l'idée d'aller travailler dans une société d'investissement au service du public, lui qui a commencé sa carrière au ministère des Finances.
«J'étais persuadé que les fonds d'investissement publics auraient un rôle à jouer pour sortir de la crise.» Moins obnubilés par le rendement à court terme, ces investisseurs représentent selon lui de bons «stabilisateurs de long terme».
Comme il est encore chez Groupama, il ne peut demander conseil à gauche et à droite. Il discute du projet avec quelques amis, mais surtout avec sa conjointe Susie. Rapidement, M. Lescure conclut que, si quitter sa carrière européenne implique un risque, celui-ci est quand même limité. Il continuera de travailler en français. Il a aussi la chance d'oeuvrer dans une industrie offrant de «très, très bonnes conditions matérielles».
Au final, il saute dans l'aventure professionnelle «pour rejoindre un homme et une équipe».
Moment idéal pour les enfants
Moment idéal pour les enfants
À l'été 2009, les enfants Lescure ont 8, 10 et 12 ans. Ils ne sont plus des bébés, mais ne sont pas encore des adolescents ancrés dans leur milieu. «Ils avaient l'âge le plus facile pour s'expatrier.» Ce qui ne veut pas dire que tout est facile pour autant : «C'est un traumatisme pour tout le monde de déplacer une famille, de quitter parents et amis, puis de se refaire une vie. Même quand ça se fait dans de très bonnes conditions, ça reste une remise en question fondamentale de toutes les habitudes qui font qu'une famille est ce qu'elle est au quotidien.»
Les parents voient toutefois dans l'offre de la Caisse l'occasion rêvée de faire vivre à leur fille et leurs deux garçons une expérience enrichissante, de leur offrir «une ouverture sur le monde qu'ils n'avaient sans doute pas totalement à Paris».
Coup de bol, la famille avait passé ses plus récentes vacances au Québec. Elle avait même mangé une glace au Café du Parquet, dans l'édifice montréalais de la Caisse ! «Ça peut sembler bête, mais ça rendait l'inconnu un peu plus connu.»
Les parents se gardent le droit de décider, mais prennent quand même le pouls des enfants. «Nous avons dû les convaincre un peu, mais nous avons senti qu'ils étaient prêts pour l'aventure, même si chacun a réagi à sa manière. Je pense que si nous avions vraiment senti un frein, nous y aurions réfléchi à deux fois.» Trois ans plus tard, les jeunes se sont très bien intégrés. «Ils sont probablement plus québécois que français aujourd'hui...»
Compter sur une base solide
Compter sur une base solide
Si la greffe des Lescure a bien pris au Québec, c'est parce que les bases étaient solides, juge le paternel. Le couple, d'abord, mais aussi la famille. «Il vaut mieux bien s'entendre, parce que les tensions, qui affleurent normalement lorsqu'on est dans sa zone de confort, prennent évidemment plus d'importance quand on est dans une zone qu'on ne connaît pas.»
Bien entendu, tout ça demande un temps d'adaptation... qu'il faut se donner. «Si vous commencez à vous poser des questions après une semaine, c'est fini !» Dès le départ, lui et sa conjointe avaient décidé que, s'ils fonçaient, ils le feraient «à fond». Ils mettraient toutes les chances de leur côté et ne feraient le bilan que dans deux ou trois ans.
Maintenant qu'ils ont ce recul, ils sont «tous très contents d'avoir fait le pas.» Évidemment, ils s'ennuient de leurs proches restés sur le Vieux Continent, mais «dans l'ensemble, c'est beaucoup de bonheur».
Professionnellement aussi, Roland Lescure est heureux de s'être «mis un peu en danger». Il a dû s'adapter, car même si le métier reste le même, la façon de travailler diffère. «Les Québécois aiment débattre, mais ils sont moins confrontationnels que les Français. Ils sont aussi plus axés sur les résultats et l'efficacité. C'est un peu le meilleur des deux mondes !»
De plus, il aime l'hiver et le club de hockey des Canadiens ! Assez pour rester pour de bon ? «Où est-ce que je serai dans 10 ans ? Je n'en sais rien. Mais je suis bien ici et maintenant.»
Savait-il que la Caisse était scrutée de près ?
«Oui, mais pas à ce point-là ! Quand on cherche sur Internet, on ne voit pas toutes les discussions qu'il y a à propos de la Caisse ici, même le samedi soir avec des amis. C'est un honneur de travailler pour la Caisse, mais c'est parfois un peu pesant.»