Francine Lelièvre est rêveuse, fonceuse et... très pragmatique. Sa Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal, elle la voit depuis longtemps dans sa tête. Vingt ans, presque. Mais en bonne historienne, la fondatrice et directrice générale du musée Pointe-à-Callière sait que des projets de cette envergure demandent de l'entêtement, mais aussi du temps. Et il est en train de lui donner raison, le temps.
À preuve, c'est dans la Maison-des-Marins, première étape de ce projet d'expansion, qu'elle rencontre Les Affaires. «Si j'ai un défaut, ou une qualité, c'est de ne pas lâcher !» s'exclame Francine Lelièvre dans le bâtiment qui a accueilli les sans-abris de la Maison du Père de 1987 à 2004.
Même si le financement n'est pas ficelé pour l'ensemble de la Cité, la Maison-des-Marins, inaugurée début mars, permet au moins de «commencer quelque part». «Je vois le produit final depuis le début, mais j'ai les deux pieds sur terre : les choses vont se réaliser par étapes.»
«Audacieux et inusité», le complexe visé regroupera une dizaine de lieux historiques, dont cinq déjà restaurés. Tous seront reliés sous terre par le «magnifique» égout collecteur William, construit en 1832 pour canaliser la petite rivière Saint-Pierre. Des jardins urbains seront aménagés à la surface de cette «épine dorsale» longue de 400 mètres.
Au total, le projet nécessitera 100 M $, incluant les 20 M$ déjà investis dans la Maison-des-Marins. Il reste encore quelques «défis» côté financement, mais la dirigeante est «tout à fait confiante» de réunir les sommes nécessaires à une inauguration en 2017, lorsque Pointe-à-Callière fêtera ses 25 ans et Montréal, son 375e anniversaire.
Pas à pas
L'idée de créer toute une Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal commence à germer dans l'esprit de Francine Lelièvre dès la naissance du musée de Pointe-à-Callière. Les archéologues ayant trouvé le lieu de fondation de Montréal, la Ville décide d'en faire un legs patrimonial pour son 350e anniversaire. La zone concernée, tout près du fleuve, regorge de possibilités... beaucoup plus que ne le permettent le budget et l'échéancier.
«Nous devions décider où arrêter», raconte Francine Lelièvre, qui était consultante et gestionnaire auprès d'institutions culturelles quand elle a été recrutée. L'équipe choisit de mettre en valeur trois sites et de préserver le collecteur William avec un mur de béton réversible. La directrice se dit qu'un jour, les Montréalais s'y promèneront. Elle voit même plus loin, cherchant d'autres pistes archéologiques intéressantes. Elle va jusqu'à envoyer ses archéologues cogner aux portes du quartier afin de répertorier les bâtiments sans cave, susceptibles de receler des traces de la période française.
L'approche porte ses fruits ! Au fil des ans, des sites s'ajoutent au noyau central, dont des traces «importantes» du Fort de Ville-Marie et du Château de Callière. «Les décisions se prennent graduellement, mais je pense que dès le départ, il y avait une certaine vision d'envergure.»
Confronter ses idées
Vers 2006, l'équipe de Pointe-à-Callière décide de réunir tous ces éléments dans un projet d'envergure. «C'était devenu clair dans ma tête et dans celle de mes collègues.» Il y a bien certaines questions techniques non résolues, mais Francine Lelièvre «n'a pas de doute» sur la pertinence de l'ensemble.
Cette «conviction profonde» repose sur un mélange de connaissance et d'expérience : la première aide à évaluer le potentiel du projet, à analyser son apport dans le paysage culturel et à cerner les risques, alors que la seconde permet de «sentir si c'est réaliste et enchanteur». Parce que pour gagner le coeur des gens et obtenir leur adhésion, notamment financière, un tel projet doit réunir plusieurs ingrédients, mais surtout «être magique». «Des idées, on peut en avoir des tonnes ! Il faut laisser tomber des choses, mettre des idées à la poubelle. Pour ça, on doit en regarder le potentiel et les risques.»
Pour cette Gaspésienne d'origine, polir une idée est comme se tenir sur la plage de la péninsule. Devant, la mer s'étend vers l'infini : «C'est l'immensité, la tête dans les nuages.» Derrière, les montagnes font sentir leur présence imposante : «Ce sont les contraintes, les écueils.» Sans oublier le légendaire vent de la péninsule : «Pour garder son équilibre avec un vent aussi fort, on a besoin d'avoir les pieds sur terre.»
Limiter les risques
Une fois convaincues du côté enchanteur de la Cité, Mme Lelièvre et son équipe multiplient les analyses pour s'assurer de la faisabilité technique, une étape qui est tout sauf anodine. «C'est bien beau de dire aux gens qu'on a un projet merveilleux et qu'on a besoin d'argent, mais il faut réduire les risques.»
Ils sont chanceux : l'égout collecteur est construit plus solidement que l'exigeraient les normes actuelles. Des questions techniques se poseront «jusqu'à la fin», mais au moins la colonne vertébrale du projet est saine. «Je n'ai jamais pensé que le projet était trop gros ou trop fou, mais je me suis demandé s'il était réalisable techniquement. Il fallait aller voir [sur le terrain] pour trouver les réponses nécessaires.»
Elle tient d'autant plus à avoir l'heure juste qu'elle mise sur la transparence. Minimiser les coûts puis réclamer plus d'argent par la suite, très peu pour elle. «Comme nous avons fait nos preuves en matière de respect des budgets, nos partenaires nous font confiance.»
Il y a environ quatre ans, Francine Lelièvre croyait bien «que ça y était». Ottawa et Montréal étaient prêts à embarquer... mais pas Québec. En partie parce que Francine Lelièvre avait été transparente : le gouvernement provincial devait s'engager à soutenir l'exploitation de la Cité s'il investissait dans les infrastructures.
Après ce faux départ, certains auraient baissé les bras. Pas elle. «Au contraire ! Ça me disait que c'était possible.» Un jour ou l'autre, pense-t-elle, les trois paliers de gouvernement seront au rendez-vous en même temps.
Un an et demi plus tard, ça y est presque, encore une fois : Québec est prêt... mais il est trop tard pour Ottawa. Pointe-à-Callière amorce alors la restauration de la Maison-des-Marins, «le premier pas vers le grand projet [de la Cité]».
Depuis, les astres s'alignent. Le gouvernement du Québec et la Ville de Montréal se sont engagés l'automne dernier dans la réalisation de la Cité, ne laissant plus qu'Ottawa à convaincre. Francine Lelièvre est confiante. Les discussions sont «sur la bonne voie» et les chances que le gouvernement fédéral devienne un «partenaire important» sont «excellentes». Après tout, la Cité comprend le premier parlement du Canada (incendié en 1849). En plus, son inauguration, en 2017, coïncidera avec le 150e anniversaire de la Confédération.
Parallèlement à ces négociations, le Musée a lancé en février sa première campagne majeure de financement. L'institution, qui souhaite recueillir 10 M$ pour son exploitation, sollicitait déjà le privé, mais avec une approche à «petits pas». Maintenant que «les assises sont solides», elle est mûre pour une grande campagne.
Tout ça mis ensemble, Francine Lelièvre n'a pas de doute : «Il va se réaliser, le projet !» Que fera- t-elle après ? «Je passerai le flambeau à mon successeur avec plaisir et bonheur. J'aurai l'impression - je l'ai déjà, en fait - d'avoir réalisé quelque chose que j'aimais et que, je l'espère, les gens aimeront.»
La pire chose ?
«Ne pas prendre de décisions. Ça coûte plus cher que de prendre de mauvaises décisions. Le temps, c'est cher ! Il faut se faire confiance et arrêter d'avoir peur : sur la quantité de décisions qu'on prend, très peu sont mauvaises.»