La Turque Rina Onur a 28 ans. En 2011, elle a cofondé Peak Games, devenu l'un de trois plus importants producteurs de jeux sociaux du monde. Elle était panéliste au Forum économique mondial de Davos, en janvier. Rina Onur appartient à l'autre communauté du 1 %, celle des jeunes de moins de 30 ans invités à se joindre à l'establishment de Davos.
Diane Bérard - Votre vie professionnelle a débuté par une crise. Racontez-nous.
RINA ONUR - Comme plusieurs diplômés en économie [née à Istanbul, Rina Onur a étudié à Harvard], j'ignorais ce que je voulais faire dans la vie. Deux choix s'offrent à nous : la consultation ou le secteur financier. J'ai opté pour le second, que je considérais comme plus sûr. C'était à l'été 2008... J'ai rejoint Morgan Stanley, à Londres. Après six mois, on m'a mutée à Istanbul. C'est à ce moment que la crise financière a éclaté.
D.B. - Quels souvenirs gardez-vous de l'automne 2008 ?
R.O. - Je me souviens du week-end où Lehman Brothers a déclaré faillite. Je me revois devant mon écran d'ordinateur à regarder la valeur des titres dégringoler de minute en minute, complètement dépassée par la situation. Puis, Morgan Stanley a fermé son bureau d'Istanbul et a proposé de me rapatrier à Londres. J'ai préféré démissionner. Je voulais demeurer en Turquie. J'ai rejoint Turkven, le plus vieux fonds d'investissement privé turc.
D.B. - Comment êtes-vous passée de gestionnaire de fonds à entrepreneure ?
R.O. - Turkven m'a demandé d'évaluer le potentiel du secteur Internet turc. J'ai découvert des occasions d'affaires incroyables. Et j'ai eu envie de rejoindre ce secteur plutôt que de le financer.
D.B. - Où avez-vous trouvé le financement ?
R.N. - Nous avons été chanceux. Nous avons lancé Peak Games dans un marché survolté qui nous a accueillis à bras ouverts. En 2011, la Turquie commençait à paraître dans la mire de nombreux capital-risqueurs et anges financiers. Et le secteur des jeux en ligne explosait à l'Ouest et en Extrême-Orient. Le reste du monde voulait monter dans le train. Tout était en place pour un lancement sur les chapeaux de roues. Le premier fonds à croire en nous était belge, Hummingbird. Des investisseurs allemands et un autre du Moyen-Orient ont suivi.
D.B.- Un million d'usagers par jour dès le premier mois, ce n'est pas mal...
R.N. - Oui... et trois ans plus tard, nous en avons 13 millions par jour.
D.B. - Peak Games ne nourrit aucune ambition occidentale. Expliquez-nous.
R.N. - Pourquoi est-ce que je viserais l'Occident ? L'Afrique du Nord et le Moyen-Orient comptent 1,1 milliard d'habitants. Plus de 150 millions d'entre eux sont branchés à Internet et plus de 70 millions, à Facebook. L'âge moyen est de 26 ans. Un bassin de clients de rêve. Les producteurs internationaux de jeu en ligne s'en sont rendu compte, mais ils se sont contentés de proposer leurs produits génériques. Aucun contenu ni soutien local pour les usagers turcs et arabes.
D.B. - La recette initiale du succès de Peak Games reposait sur des ingrédients locaux...
R.N. - Notre stratégie était simple : si des millions de joueurs turcs et arabes étaient prêts à jouer en ligne à des jeux qu'ils ne comprenaient qu'à moitié et pour lesquels on ne leur offrait aucun soutien technique, le marché s'ouvrirait tout grand pour des jeux culturellement signifiants. C'est ce qui est arrivé.
D.B. - Quels étaient ces ingrédients ?
R.N. - Nous avons proposé des jeux de cartes et de table propres aux pays arabes et du Moyen-Orient, comme Okey. Nous proposons aussi des versions arabes de jeux occidentaux comme Baloot, une adaptation de la belote. Nos clients connaissent ces jeux depuis toujours, ils font partie de leur héritage. L'innovation consiste à leur permettre d'y jouer en ligne avec d'autres joueurs.
D.B. - Vous déployez la phase deux de votre stratégie. Quelle est-elle ?
R.N. - Produire du contenu local nous a attiré la loyauté des joueurs d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Maintenant qu'ils nous sont fidèles, nous diversifions notre offre vers du contenu plus classique : des jeux de combat, d'adresse, d'arcade et d'aventure. Et nous ne nous contentons plus de la plateforme Facebook, nous sommes sur iPhone, iPad ainsi que les téléphones et les tablettes Android. Nous sommes des «agnostiques» de la plateforme.
D.B. - Quelle est votre source de revenu ?
R.N. - Vous pouvez télécharger et jouer gratuitement. Il faut toutefois payer pour atteindre un niveau de jeu plus sophistiqué. Afin d'acheter de la protection pour votre ville ou des armées supplémentaires, par exemple. De 3 % à 4 % de nos joueurs s'inscrivent. La proportion semble petite, mais comme nous avons des millions de clients, cela donne une somme importante.
D.B. - Quelles sont les tendances dans votre industrie ? Que veulent les joueurs ?
R.N. - Difficile à dire... L'industrie du jeu en ligne et sur mobile se compare à celle du cinéma. Il n'y a pas de recette, c'est de l'art. Vous pouvez produire cinq mégasuccès suivis d'un mégaéchec. C'est une industrie très volatile. Les créateurs ont d'abord misé sur des succès faciles, à durée de vie limitée. Des jeux pour lesquels on s'enthousiasme rapidement, mais dont on se lasse aussi vite. Je crois que les joueurs sont prêts pour une expérience plus complexe. Ils veulent des jeux plus «immersifs» qui durent au-delà de 10 ou 15 minutes.
D.B. - Peak Games croît très rapidement. Avez-vous les ressources nécessaires pour tenir le tempo ?
R.N. - Le démarrage posait un défi plus important que la croissance, car il n'y avait pas d'écosystème de start-up en Turquie, pas d'histoire à succès. Convaincre les jeunes diplômés de travailler pour Peak Games plutôt que pour Coca-Cola, une banque ou un conglomérat tenait du miracle. Les premiers tours de financement et la couverture média dont nous avons bénéficié ont changé la donne.
D.B. - Vu de l'Occident, les affaires paraissent tellement plus faciles dans un pays émergent. Est-ce le cas ?
R.N. - Il y a des avantages. Si vous faites un travail honnête et que vous vous trouvez au bon endroit au bon moment, il vous suffit de surfer sur la vague pour connaître une croissance explosive. Certains marchés sont tellement sous-exploités. Mais tout n'est pas rose. Les pays émergents ont leurs problèmes, comme une pénurie de personnel qualifié.
D.B. - Turc ou québécois, un entrepreneur reste un entrepreneur. Quel conseil aimeriez-vous partager avec nos lecteurs ?
R.N. - J'en ai deux. Lorsque vous rencontrez des investisseurs, demandez-leur s'ils peuvent aussi vous conseiller ou vous aider au-delà de l'argent. Assurez-vous de pouvoir résumer votre vision en un maximum de deux phrases. Sinon, c'est qu'elle n'est pas au point. Essayez encore.
D.B. - Quel sera votre défi de la prochaine année ?
R.N. - Nous avons débuté en 2011 comme un producteur de jeux sociaux (accessibles sur des plateformes comme Facebook). Nous migrons vers un producteur de jeux mobiles.