SÉRIE 3 / 6. Jeune diplômée en mathématique en Allemagne, la Népalaise Sulo Shah voulait changer le monde, en commençant par changer son pays, l'un des plus pauvres du monde. Ambitieuse, elle est revenue chez elle, à Katmandou, et s'est mise à travailler pour le ministère d'Éducation, dans l'espoir de refondre les programmes d'enseignement. Espoir vite déçu. Puis, elle s'est lancée dans une ONG, cette fois-ci pour apporter l'éducation dans les villages les plus reculés. Nouvelle déception. Elle a alors eu une idée, lancer sa propre entreprise…
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Lesaffaires.com – Jeune, vous vous destiniez à une carrière d'universitaire, et puis vous êtes devenue une femme d'affaire. Que s'est-il passé?
Sulo Shah – En 1971, j'ai décroché deux doctorats en mathématique, l'un au Népal, l'autre en Allemagne. J'ai alors été approchée par la Royal Nepal Academy of Science and Technology (Ronast), qui m'a invitée à travailler pour elle, autrement dit avec la crème des cerveaux du Népal. L'idée était de faire évoluer mon pays à grands pas, en particulier en matière d'éducation. Je me suis attaquée à la refonte des programmes des écoles, mais j'ai buté sur les lourdeurs bureaucratiques et sur la corruption. Au bout de trois années de vains efforts, j'ai démissionné.
J'ai alors rejoint une organisation non gouvernementale, en me disant que les choses iraient mieux. L'objectif était de davantage scolariser les villages reculés. Mais une fois de plus, mes efforts ont été vains : chamailleries internes, etc.
Que faire? Je voulais absolument réaliser des changements concrets et bénéfiques pour les autres. Alors je me suis dit qu'il fallait aller à un endroit où personne d'autre ne pourrait peser sur mes décisions, et que la solution pouvait être une entreprise. C'est ainsi qu'est née Formation Carpets, en 1990.
Vous ne connaissiez alors rien du milieu des affaires…
Exact. C'est pourquoi je me suis lancée avec une amie allemande, qui a pris en mains la direction des opérations et le marketing. Moi, j'ai supervisée le management. L'objectif de Formation Carpets était de fabriquer des tapis artisanaux éthiques, en commençant par prohiber le travail des enfants. Nous avons commencé avec cinq tisserandes et deux métiers à tisser, mais j'ai vite constaté que les enfants accompagnaient leurs mères et couraient partout dans l'atelier, gênant le travail. J'ai alors eu l'idée d'ouvrir une classe pour eux, attenante à l'atelier. Une classe financée à l'aide d'un label éthique, justifiant les prix plus élevés que la concurrence des tapis de Formation Carpets.
Ça a marché?
Dès la première année, nous avons embauché une trentaine de personnes supplémentaires pour pouvoir répondre à la demande. Nos tapis se vendaient très bien, en particulier à l'étranger, en Allemagne et aux États-Unis. Quant à notre lutte contre le travail des enfants, notre initiative a été suivie par d'autres et a contribué, je pense, au fait qu'alors qu'au milieu des années 1990 la moitié des mains qui confectionnaient des tapis au Népal étaient celles d'enfants de moins de 14 ans, le chiffre était tombé à moins de 5% en 1999.
Aviez-vous alors un style de management particulier?
Les employés étaient quasiment tous des femmes, issues des classes les plus pauvres de la société. J'ai réalisé qu'il était complexe de travailler avec des personnes illettrées, alors je leur ai imposé de prendre des cours d'alphabétisation, que nous donnions pendant deux heures par jour avant le travail. J'ai également instauré différents programmes d'aide, notamment d'assurance médicale, de planning familial, ou encore d'apprentissage des droits des femmes. C'est simple, il n'y a chez nous aucune discrimination, si bien qu'il règne une excellente atmosphère de travail. Un exemple : quand il y a une décision importante à prendre pour Formation Carpets, nous nous concertons tous ensemble et prenons nos décisions de manière collective.
Et ça fonctionne vraiment?
Jusqu'à un certain point. En 2001, nos ventes se sont effondrées d'un coup de 50%. Il nous fallait réagir, et trouver le moyen de diminuer d'autant nos coûts de production. Je croyais, naïvement, que le fait de nous concerter, comme d'habitude, permettrait de trouver une solution, mais ce n'est pas ce qui s'est produit : les employés, au lieu de comprendre qu'il leur fallait accepter de faire des sacrifices, se sont mis à présenter des demandes! J'ai alors dû me résoudre à licencier temporairement certains, jusqu'à ce que les affaires reprennent. Et j'ai ainsi compris que les gens prennent souvent la gentillesse pour une forme de faiblesse, et que le mieux pour un leader est d'agir en douceur, mais avec fermeté, en s'appuyant sur des arguments incontestables, comme le règlement et la loi. Ses décisions passent alors sans trop de difficultés.
Cet événement a-t-il représenté une cassure au sein de l'entreprise?
Non, pas du tout. Au contraire, il m'a révélé que mes efforts étaient payants, car le jour où, peu fière de moi, j'ai annoncé ma décision de licencier, j'ai eu la surprise de voir une trentaine de femmes se porter spontanément volontaires pour éviter aux filles dans les situations les plus précaires d'être touchées. Cet élan de solidarité m'a stupéfaite. Heureusement, deux mois plus tard nous avons été en mesure de réembaucher tout le monde. Le groupe en est ressorti plus soudé que jamais.
À quoi ressemble aujourd'hui Formation Carpets?
Nous comptons plus de 160 employés, en grande majorité des femmes. Nous avons été reconnus par l'ONU comme un exemple d'émancipation durable des femmes par le travail. Et nous sommes, je pense, restés une entreprise à taille humaine, même si nous avons évolué au fil des années.
Maintenant, c'est mon aîné qui pilote l'entreprise. Je ne joue plus qu'un rôle de conseiller, pour ne pas dire de "trublion" quand je considère que le besoin s'en fait sentir. Le travail est devenu très professionnel, il n'a plus cet aspect "amateur" des débuts, où nous laissions beaucoup notre intuition nous guider dans nos décisions.
Quant à moi, je me consacre de plus en plus à dupliquer notre modèle d'affaires dans d'autres secteurs. J'ai fondé Lotus Holdings, qui investit dans des entreprises dans l'optique de leur donner une tournure plus "sociale". La principale difficulté réside dans le fait que je ne peux pas me dupliquer, et dois donc me reposer sur d'autres pour effectuer les changements. Ce qui ne se déroule pas toujours comme je le souhaiterais. Cela étant, je suis tout de même très fière de ce qui a déjà été fait grâce à Lotus Holdings.
Vous considérez vous comme un leader inspirant?
C'est une bonne question. Moi-même, je suis souvent inspirée par les initiatives des autres. Et je sais que des personnes trouvent formidable ce que je fais. Mais de là à me trouver vraiment inspirante, je n'en sais rien. Je n'y ai jamais pensé en ces termes, même si je me suis toujours dit que si, nous, nous parvenons à effectuer des changements, il n'y a pas de raison que d'autres ne puissent pas, eux aussi, y parvenir.
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Quel enseignement tirer du témoignage de Sulo Shah? Si l'on considère la technique qu'utilisent les motards pour prendre un virage, on peut noter un parallèle avec ce que ceux-ci appellent la «zone de découverte».
La zone de découverte? Il s'agit du moment précis où l'on pénètre dans le virage, son tout début. La vitesse doit rester constante, et le pilote doit veiller à rester sur l'axe médian du virage, c'est-à-dire le plus au milieu de celui-ci.
L'important est de "filmer dans sa tête" l'ensemble du virage que l'on entreprend. Pour ce faire, il convient de chercher du regard un signe qui matérialise la fin du virage : un arbre, un coin de mur, un détail de la glissière de sécurité, etc. Autrement dit, il faut chercher un point fixe, le plus éloigné possible de soi, et river son regard à lui. Il faut donc se trouver un objectif et s'y tenir.
Dans le cas de Mme Shah, quand elle a entrepris d'œuvrer pour le bien de ses compatriotes, elle s'est trouvée dans un premier temps deux points fixes successifs, mais des points fixes qui n'étaient pas les bons : le ministère de l'Éducation, puis l'ONG. Réalisant que ceux-ci étaient trop évidents par rapport à son cursus professionnel, à savoir pas assez "éloignés" d'elle, elle a vite senti qu'ils allaient la faire partir dans le décor.
Heureusement, elle s'en est trouvé un autre, nettement plus éloigné d'elle, soit la création d'une entreprise. Et elle s'y est tenue, ce qui lui a permis d'effectuer un virage professionnel parfait.
Idem lorsqu'il lui a fallu faire face à une chute de 50% des ventes de Formation Carpets. Elle a procédé dans un premier temps comme à l'habitude, en se concertant avec les employés. Elle a compris que cela ne fonctionnerait pas, et s'est vite trouvé un autre point fixe, le licenciement massif, qui était beaucoup plus éloigné de sa pensée. Elle s'y est tenue, une fois de plus, et tout est allé mieux par la suite.
Par conséquent, si l'on entreprend un changement, il faut dès le départ accepter l'idée de se lancer résolument vers quelque chose que l'on ne connaît pas, qui peut même nous effrayer un peu. Sans quoi, on ne peut faire de vrai changement, et surtout, on ne peut réussir le virage amorcé.
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