George Soros l'a reçue chez lui pour discuter mondialisation et démocratie. Bono affirme qu'elle lui a inspiré la campagne Red pour financer la recherche sur le SIDA. L'économiste Noreena Hertz a mis le monde en garde contre la suprématie des entreprises (The Silent Takeover) et l'imminence de la crise financière (The Debt Threat). Elle sera conférencière à C2MTL en mai prochain.
Diane Bérard - Pourquoi vous intéressez-vous à l'art de décider ?
Noreena Hertz - Pendant 15 ans, j'ai conseillé des dirigeants d'entreprises et les chefs d'État. Je les ai aidés à prendre des décisions. Mais je ne me suis jamais arrêtée au processus lui-même, à la façon dont on arrive à choisir, à trancher. Il y a six ans, je suis tombée malade. J'ai perdu 30 livres en quelques semaines. J'étais à la merci des spécialistes qui me conseillaient ceci et cela. Il fallait que je me fasse une tête. Cette quête personnelle m'a forcée à réfléchir sur ce qui influence nos décisions.
D.B. - Comment se sortir du cercle vicieux de l'indécision ?
N.H. - Tergiverser épuise. Conservez votre énergie pour les décisions qui comptent. Pour les autres, allouez-vous un temps maximal de réflexion, puis tranchez. Vous pouvez aussi réduire la palette de choix avant de plonger dans un environnement qui en offre beaucoup. Vous allez chez Baskin-Robbins ? Déterminez à l'avance ce que vous choisirez entre la glace à la vanille, au chocolat ou à la fraise.
D.B. - Que sous-estimons-nous lorsque nous prenons des décisions ?
N.H. - Les biais causés par les conditions externes. Les juges à la cour se montrent plus sévères lorsqu'ils ont l'estomac vide. Les investisseurs à qui on présente la même information sur un fond rouge et un fond vert opteront pour ce qu'on leur propose sur un fond vert.
D.B. - Comment survit-on à une mauvaise décision ?
N.h. - Dans le monde ultra-transparent dans lequel nous vivons, nous n'avons pas le choix : il faut reconnaître notre erreur. Et présenter un plan B en même temps, bien sûr. Mais ce n'est probablement pas ce que les avocats et les relationnistes recommandent à leur pdg...
D.B. - Les pdg ont-ils tendance à décider trop ou trop peu ?
N.h. - Les bons pdg décident juste assez. Ils ne prennent que les décisions qui les concernent. Les autres, ils les délèguent. Ils bâtissent une équipe de gardes-barrière [gatekeepers] autour d'eux. Ceux-ci s'occupent des toutes les demandes qui ne concernent pas le pdg.
D.B. - Nous comptons souvent sur notre expérience pour décider. Est-ce une bonne idée ?
N.H. - L'expérience peut nous mener dans la mauvaise direction. Surtout si on a connu le succès. En 1965, le réalisateur hollywoodien David Zanuck (Jaws, The Sting, Charlie et la chocolaterie) fait un tabac avec La mélodie du bonheur. Il a commandé immédiatement trois comédies musicales du même style. Ce furent trois fours. Le monde avait changé. La guerre du Vietnam avait éclaté, Martin Luther King avait été assassiné, les Américains avaient d'autres préoccupations.
D.B. - Pour mieux se concentrer, et mieux décider, certains pdg pratiquent le «sabbat numérique». Expliquez-nous...
N.H. - Ils choisissent de ne pas regarder leur courriel un jour par semaine. C'est ce que j'appelle le «sabbat numérique». D'autres regardent leurs courriels en bloc, trois fois par jour. Chaque fois que vous vous arrêtez pour consulter les messages, il vous faut 23 minutes pour retrouver votre niveau de concentration. Au fond, il s'agit de se donner de l'espace mental pour réfléchir. S'assurer que l'urgent n'enterre pas l'important.
D.B. - Parfois, on décide mieux quand on décide moins vite...
N.H. - Un bon pdg encourage les points de vue divergents. Il sait que ceux-ci enrichissent la discussion, qu'ils permettent de couvrir plusieurs angles. On court moins le risque de laisser des données importantes de côté. Cela rend la prise de décision plus difficile, mais on obtient un meilleur résultat.
D.B. - Votre livre Eyes Wide Open, nous met en garde contre les experts. Comment différencier un expert compétent d'un autre qui l'est moins ?
N.H. - Plus ils ont l'air confiant, moins ils tiennent leurs promesses...
D.B. - Plusieurs entreprises dépensent des fortunes en frais de consultation. Vous leur suggérez une autre approche. Laquelle ?
N.H. - Qu'elles exploitent davantage le savoir qui se trouve déjà dans leur organisation. Vos employés qui fabriquent vos produits, ceux qui sont en contact avec vos clients tous les jours, ce sont des mines d'information. Des sociétés comme Siemens, Google et Eli Lilly l'ont compris. Elles ont lancé des «Bourses de prévision» [prediction markets]. Elles formulent des questions sur l'intranet et laissent les employés se prononcer. «Quelles ventes tirerons-nous de ce nouveau produit ?» «Ouvrirons-nous le nouveau bureau chinois à temps ?» Très souvent, les réponses des employés s'avèrent plus exactes que les prévisions de l'entreprise.
D.B. - Les experts, comme les marques, visent la notoriété. Comment avez-vous gagné la vôtre ?
N.H. - C'est relativement simple. Depuis 15 ans, j'ai vu venir quelques tendances mondiales importantes, comme la crise financière et la complexification de la relation entre le gouvernement et la grande entreprise. On a commencé à dire que j'étais visionnaire.
D.B. - Un expert devient rapidement une marque. Comment gérez-vous la vôtre ?
N.H. - Je suis assez réaliste pour savoir que je n'aurai pas toujours raison. En fait, les probabilités que j'aie raison se réduisent, car le monde se révèle de plus en plus imprévisible. La technologie - la vitesse et la nature du changement qu'elle impose - bouleverse toutes les industries. Je me montre donc très prudente dans l'horizon de mes prévisions. Je l'ai réduit de 10 à 3 ans.
D.B. - On vous a reproché votre opportunisme, votre façon de changer d'opinion et vos sujets d'étude...
N.H. - Expert ne signifie pas infaillible. Changer d'opinion n'est pas opportuniste, c'est faire preuve d'honnêteté intellectuelle. Je ne suis attachée à aucune idéologie particulière ni à aucun point de vue. Je partage la philosophie de l'économiste John Maynard Keynes : lorsque les faits changent, je m'adapte. Si je découvre de nouvelles informations qui modifient mon opinion, je n'éprouve aucune difficulté à l'admettre publiquement.
D.B. - Vous recevez beaucoup d'attention, plus que de nombreux économistes masculins. Était-il plus facile de briller pour une femme ?
N.H. - Non. Une femme dans un monde d'hommes reçoit plus d'attention lorsqu'elle atteint le sommet. Mais il faut l'atteindre, ce fameux niveau.
D.B. - Comment avez-vous pris votre place dans cette profession masculine ?
N.H. - À 14 ans, j'ai quitté mon école de filles - où on se souciait plus de la calligraphie des élèves que de développer leur sens de la compétition. Je me suis inscrite dans une école qui comptait 60 filles et 600 gars. Lorsque j'ai rejoint le monde de la finance, de l'économie et de la politique, j'étais prête. Je savais comment les hommes pensent et agissent.