Des villes aux artères engorgées, des centaines de milliers de visiteurs attendus pour la coupe du monde de soccer, un gouvernement prêt à investir des milliards... au Brésil, les conditions sont bonnes pour Bombardier. Mais au lieu d'affronter ses concurrents bien implantés sur le terrain du chemin de fer, la québécoise a choisi de tracer sa propre voie, celle du monorail.
À une centaine de kilomètres de São Paolo, Bombardier a trouvé une véritable aubaine : d'énormes bâtiments désaffectés dans la banlieue industrielle d'Hortolândia, restés vides depuis la fermeture, en 1993, de l'ancien champion brésilien de l'industrie ferroviaire, la Companhia Brasileira de Materiais Ferroviários.
De ce site près de Campinas, le coeur industriel du Brésil, Bombardier déploie sa stratégie pour conquérir le plus grand marché du cône sud. Et elle entre par la grande porte : São Paolo, la ville la plus importante du continent, avec ses 20 millions d'habitants. Après un premier " petit " mandat pour la reconstruction de voitures de métro, l'entreprise vient de faire une grosse prise : un contrat de 815 millions de dollars pour la construction d'un monorail sans conducteur entre São Paolo et sa banlieue, l'Expresso Tiradentes.
Le projet est évalué, au total, à 1,4 milliard de dollars. Comme dans tout projet majeur de transports en commun, le fabricant de matériel roulant a besoin de partenaires du secteur du génie civil pour construire les infrastructures nécessaires.
Au Brésil, Bombardier en a profité pour former une alliance avec deux joueurs locaux, les constructeurs Queiroz Galvão et Construtora OAS.
L'Expresso Tiradentes devrait convaincre un peu plus de Paulistas (les habitants de São Paulo) de laisser leur voiture à la maison, dans une ville paralysée par les embouteillages. En ce moment, les passagers qui empruntent l'axe São Paulo-Tiradentes mettent deux heures pour gagner le centre-ville en autobus. Le nouveau monorail réduira le trajet à 50 minutes.
Au total, Bombardier a pour un milliard de dollars de contrats dans la métropole brésilienne. Le numéro un mondial du transport ferroviaire a pu les obtenir sans avoir à construire de bâtiments pour ses usines d'assemblage, comme il a dû le faire en Inde. Une aubaine, selon Bombardier, qui a cependant refusé de chiffrer les économies ainsi réalisées.
L'entreprise québécoise n'est pas la seule multinationale du rail à avoir flairé la bonne affaire à Hortolândia. Un grand rival espagnol s'est installé dans un autre hangar en tous points semblable, juste à côté. Bombardier est donc la voisine immédiate de CAF, qui lui a donné tant de fil à retordre à Montréal, en contestant le contrat du métro accordé à un consortium Bombardier-Alstom.
Dans les grands bâtiments que loue le géant québécois du train à Hortolândia, les voitures du métro de São Paulo défilent à tour de rôle. Ce sont celles de la ligne 1, la plus ancienne et la plus fréquentée du Brésil. Bombardier a obtenu le contrat pour leur remise à neuf.
" On installe l'air climatisé, on refait le système de propulsion... On les transforme en voitures neuves ", dit André Guyvarch, président de Bombardier Brésil, rencontré dans un restaurant de São Paolo. Les premières voitures sont sorties des ateliers fin février.
Investir sa niche
Toutefois, le développement du marché brésilien passe avant tout par le monorail, dit cet ancien pdg d'Alstom France. Devant les besoins gigantesques du pays en matière de transports en commun, Bombardier mise sur le prix abordable et la rapidité de construction de ce type de train. " Tout se fait dans un délai de trois ans, au lieu de cinq pour les projets de métro souterrain ", assure André Guyvarch.
Les lignes étant montées sur pilotis, l'occupation au sol est minimale. Les larges avenues brésiliennes sont bien assez grandes pour accueillir de nouvelles lignes aériennes, ce qui dispense de creuser des tunnels à des coûts exorbitants.
Mais surtout, Bombardier utilise sa technologie de monorail pour rester au-dessus de la mêlée. Parce que dans le marché traditionnel du métro en aluminium, Alstom et CAF en mènent large au Brésil. " En se concentrant sur les monorails, on laisse les fabricants de matériel roulant en acier inoxydable s'entredéchirer ", dit André Guyvarch.
Les rames de l'Expresso Tiradentes seront conçues à Kingston, en Ontario. Les premières seront assemblées à Pittsburgh, mais Bombardier s'est engagée à réaliser 70 % du projet au Brésil, dans les hangars d'Hortolândia. Pour construire les voitures, Bombardier aménage en ce moment une extension à son usine d'assemblage, dans un hangar voisin de celui où elle retape les vieilles voitures du métro paulistano. Depuis 2009, l'entreprise a quadruplé la taille de ses installations, qui feront 215 000 pieds carrés d'ici la fin de 2011.
À un jet de pierre, dans un immeuble de bureaux, Bombardier regroupe désormais des ingénieurs affectés à des projets sud-américains, dont une équipe spécialement affectée aux projets de monorails.
Prêt pour l'expansion
" Avec ce contrat, ils augmentent leur capacité manufacturière au pays, estime Cameron Doersken, analyste à la Financière Banque Nationale. Cela les met en bonne position pour augmenter leurs parts de marché dans ce pays. " Pour l'instant, au Brésil, Bombardier est le leader dans l'industrie de la remise à neuf de voitures, avec un tiers du marché. Mais, jusqu'à l'obtention du contrat de l'Expresso Tiradentes, l'entreprise était complètement absente du secteur de la construction de nouveau matériel roulant.
Une situation que Bombardier entend bien changer, d'autant plus que les contrats dans le secteur des transports en commun s'enchaîneront sans interruption dans les prochaines années. Toujours avec ses partenaires locaux, les constructeurs Queiroz Galvão et OAS, l'entreprise a d'ailleurs soumissionné pour un autre projet de monorail, la ligne 17, censée relier toutes les lignes du métro paulista. La justice fédérale a cependant suspendu le projet, après des plaintes d'opposants aux expropriations prévues.
En fait, toutes les plus grandes villes du pays se transforment en vastes chantiers. Les 12 villes choisies pour la Coupe du monde de soccer, en 2014, doivent être prêtes pour accueillir les centaines de milliers de visiteurs qui convergeront vers le plus important événement sportif du monde.
" Pour la mobilité urbaine, nous planifions des investissements de 11,6 milliards de réaux ", dit Roberto Garibe, conseiller spécial de la présidente Dilma Roussef pour l'organisation de la Coupe du monde et des Olympiques, joint à Brasilia par Les Affaires.
C'est 6,8 milliards de dollars, dans les trois prochaines années seulement. Tout à fait propre à faire saliver le plus grand fabricant de matériel ferroviaire du monde.
600
Nombre d'employés que Bombardier comptera au Brésil d'ici le début de 2012. Bombardier n'avait que 150 employés dans ce pays en 2009.
15
milliards de réaux, soit près de 9 milliards de dollars. Ce sont les investissements dans le transport en commun qui devront être faits à Rio de Janeiro avant la tenue des Jeux olympiques d'été de 2016. " Les quatre coins de la ville doivent être reliés par un réseau de métro et un service rapide par bus ", dit Ruy Cezar Miranda, secrétaire spécial de la Ville pour la Coupe du monde de soccer de 2014 et les Jeux olympiques de 2016.
10 personnes au mètre carré. C'est le ratio d'occupation calculé par les fabricants de trains au Brésil. Ils doivent prévoir que le matériel roulant qu'ils fabriquent sera surchargé. En Europe, le taux habituel d'occupation des voitures est de 4 personnes au mètre carré.
CONTRATS DE BOMBARDIER PILOTÉS DU BRÉSIL
2010
> Monorail Innovia pour l'Expresso Tiradentes à São Paulo : 815 millions de dollars
> Système de signalisation Cityflo 350 pour le métro de Lima, au Pérou : 21 millions de dollars
2009
> Modernisation des 156 voitures de la ligne 1 du métro de São Paulo : 187 millions de dollars
METRÔ
> Bombardier a aussi des contrats de maintenance pour le métro de São Paulo et doit livrer un système de gestion du trafic pour le métro de Salvador, dans l'État de Bahia.
TGV SÃO PAULO-RIO : NON MERCI
Bombardier ne soumissionnera pas sur le projet de train à grande vitesse entre São Paulo et Rio de Janeiro.
" Les termes sont inacceptables, dit André Guyvarch, président de Bombardier Brésil. Les budgets sont sous-estimés, le prix du billet est fixé, et les risques sont pris au complet par les consortiums qui proposent les projets. "
L'entreprise montréalaise faisait pourtant partie de l'un des quelques consortiums ayant manifesté de l'intérêt pour ce projet. À la demande de l'industrie ferroviaire, y compris Bombardier, le gouvernement du Brésil avait accepté de retarder l'échéance de l'appel d'offres. Les entreprises intéressées voulaient plus de temps pour préparer leurs soumissions, pour ce projet d'une vingtaine de milliards de dollars.
La nouvelle ligne doit permettre de transporter les passagers à 280 kilomètres à l'heure. Techniquement, le projet est complexe. Il prévoit la construction d'une voie ferrée de 511 kilomètres, dont 90 dans des tunnels et une autre centaine sur des ponts. Le TGV doit être mis en service en 2016.
La rentabilité en cause
Le patron de Bombardier pour le cône sud estime que le gouvernement en demande trop à l'entreprise privée et que la ligne ne sera pas rentable en raison des paramètres qu'il impose. Il critique aussi le modèle choisi par Brasilia. " En Europe, le gouvernement construit la ligne, et le privé l'exploite et paye un droit de passage, dit M. Guyvarch. Ici, le gouvernement n'a pas voulu prendre le risque de la construction et l'entreprise doit tout prendre en charge. "
Selon lui, ni Alstom ni Siemens ne participeront à un tel appel d'offres. Pour l'heure, seule la coréenne Hyundai a confirmé qu'elle dirigera un consortium pour soumissionner.
Le gouvernement brésilien, lui, est convaincu que le projet sera couronné de succès. " Il n'y a qu'un ou deux autres pays aussi intéressants pour un tel investissement, parce que la demande est incroyablement élevée entre Rio et São Paulo ", dit la ministre de la Planification et du Budget, Miriam Belchior, en réponse à une question des Affaires. Le choix du constructeur doit avoir lieu le 29 avril.