Les avocats ne peuvent plus se contenter d'exceller en droit. Ils doivent maintenant faire de même en gestion.
Pourquoi ? Parce que le marché des services juridiques aux entreprises est hautement concurrentiel. La crise financière a laissé derrière elle des entreprises fragilisées qui gèrent de manière plus serrée, et qui s'attendent à ce que leurs fournisseurs en fassent autant. " Nous sommes présentement dans un marché d'acheteurs de services juridiques. La pression est à la baisse sur nos tarifs ", constate Marie-Josée Neveu, avocate chez Fasken Martineau.
Dans un dossier hautement litigieux, un client lui a récemment demandé de présenter un budget par trimestre financier. " Cela nous force à faire une gymnastique assez nouvelle pour un cabinet d'avocats. "
Les entreprises exigent des services efficaces, dans des délais moins longs et à des coûts prévisibles. Les avocats n'ont donc pas le choix : ils doivent moderniser leur gestion. Ainsi, sous la pression de leurs clients d'affaires, les grands cabinets développent depuis peu des outils de gestion qui leur permettent de mieux planifier le déroulement d'un dossier et, par conséquent, la facture finale.
" Nous ne sommes pas en train d'inventer quelque chose. Les avocats sont probablement la dernière profession à implanter la gestion des projets ", avance Serge Tousignant, avocat de McCarthy Tétrault.
Faire un budget
Les cabinets québécois implantent des pratiques bien développées aux États-Unis, réunies sous le vocable de Legal Project Management (LPM), traduit ici par gestion de projets juridiques ou, plus clairement, par programme de gestion de stratégies et d'honoraires juridiques.
" On nous demande de faire un budget, d'indiquer la façon de mener le dossier, de fournir un estimé des coûts envisagés, d'avertir si un dépassement se dessine et d'en expliquer les raisons ", résume Guy Tremblay, coassocié et directeur chez Heenan Blaikie. Ingénieurs et comptables suivent aisément un tel processus. Pour les avocats, l'approche est nouvelle. " Ils n'ont pas été habitués à fonctionner de cette façon" , avoue M. Tremblay.
Les avocats estiment qu'il y a des difficultés réelles à implanter une semblable gestion dans le domaine juridique, car le cheminement d'un dossier comporte de nombreuses inconnues. Tout particulièrement en matière de litige.
Calcul du prix de revient
Quoi qu'il en soit, la pression exercée par les clients a forcé les divers cabinets à établir en premier lieu le prix de revient d'une heure de services juridiques, dans les divers domaines du droit.
Cette information connue, l'avocat responsable du dossier amorce des discussions sur l'échéancier, la stratégie, les attentes. Suivront celles sur les paramètres du mandat. Pour couronner le tout, une fourchette du coût possible sera exposée au client.
" Avant de répondre au client sur la question des coûts prévisibles, je regarde des dossiers semblables faits récemment pour en connaître les coûts, explique Shahir Guindi, associé directeur du bureau montréalais du cabinet Osler. Par la suite, je lui indique par téléphone qu'avec les informations qu'il m'a fournies et selon nos expériences antérieures, le coût pourrait se situer entre tel et tel montant. "
Des logiciels de gestion
John Coleman, d'Ogilvy Renault, reconnaît facilement que les avocats ne sont pas les meilleurs en gestion de projets : " Embaucher un gestionnaire fait partie de notre plan stratégique. " En attendant, le cabinet s'emploie à adapter ses systèmes informatiques pour faciliter la gestion des dossiers.
Au fil des mois, des avocats des autres bureaux de la firme ont été mis à contribution. Ils ont élaboré des plans de travail pour certains types de transactions, en tenant compte de prémisses de base, et ont énuméré les étapes typiques. Par la suite, il y a eu simulation d'une transaction, avec les honoraires. Finalement, les plans fictifs ont été comparés à l'historique de dossiers passés. Des données ont été tirées de cet exercice.
" Au début d'un dossier, on peut ainsi avoir une communication intelligente avec le client, une meilleure prévisibilité quant aux honoraires. "
" Chez Osler, depuis 2008, on a mis en place des programmes, des logiciels et de la formation qui visent à faciliter le travail de gestion de l'associé responsable du dossier, précise M. Guindi. On a bien compris que les clients veulent de plus en plus un service efficace. En temps et en argent. L'une des façons d'y parvenir est d'amorcer un processus de gestion par projet. "
Comme les inconnues sont plus nombreuses dans certains domaines du droit, Mme Neveu juge à propos de fournir un estimé comportant une fourchette de prix. " On dit au client que le travail va coûter entre tel et tel prix ", selon que le meilleur scénario se réalise ou non. Des clients demandent parfois un suivi à toutes les semaines. " Ça, c'est nouveau pour nous. "
Et dans le domaine transactionnel ?
Pour les entreprises qui utilisent des services tels que la révision de contrats liés aux activités courantes, la gestion permet de prévoir plus facilement les coûts par trimestre.
Il en va autrement dans le domaine transactionnel (fusion-acquisition, achat, vente, financement d'entreprise, prise de participation par des fonds d'investissement ou des organismes, inscription à la Bourse, appel public à l'épargne), où l'estimé des coûts est davantage lié au projet lui-même.
Recrudescence des appels d'offres
Cela fait plus de 20 ans que les cabinets comptables soumissionnent auprès de clients potentiels en ce qui a trait à leurs honoraires. Dans le domaine juridique cependant, répondre à des appels d'offre représente une nouveauté.
" Les avocats ne sont pas habitués à présenter des soumissions, à établir un budget et à prévoir les différentes étapes d'un dossier ", reconnait Guy Tremblay, coassocié et directeur chez Heenan Blaikie.
" Nous sommes dans un marché très concurrentiel. Pour les dossiers non stratégiques, les clients mettent les cabinets en concurrence quant aux honoraires. "
Des mandats qui leur échappent
Le rôle grandissant des services de contentieux dans les entreprises ajoute à la pression subie par les cabinets externes.
" Les contentieux sont de plus en plus importants et compétents ", fait remarquer Marie-Josée Neveu, avocate au cabinet Fasken Martineau.
Elle n'est pas la seule à constater l'augmentation des mandats juridiques confiés à l'interne et qui échappent aux grands cabinets.
" La tendance est d'avoir un contentieux important capable de traiter les affaires courantes ", renchérit John Coleman, chez Ogilvy Renault. Quand le contrat est sous-traité, l'entreprise cliente ne s'en décharge pas pour autant. Ses conseillers juridiques ont d'énormes pressions pour réduire la facture juridique. Ils transmettent cette pression aux avocats externes, comme l'explique Serge Tousignant, du cabinet McCarthy Tétrault : " Le conseiller juridique d'une entreprise qui demande à un avocat externe de le rappeler quand la tâche sera finie, cela n'existe plus. Ils sont très engagés. "
Quatre points de pression
Les clients d'affaires exercent une forte pression sur les cabinets d'avocats.
1 Des dirigeants d'entreprises qui tiennent obstinément à en avoir pour leur argent ;
2 La multiplication des appels d'offres pour décrocher des mandats juridiques ;
3 La surveillance par les entreprises de la gestion des dossiers confiés à l'externe, pour éviter toute surprise quant aux coûts et aux délais ;
4 Le rôle accru des avocats en poste dans les entreprises.