Les juges de la Cour suprême se sont montrés très critiques, mercredi, envers le projet du gouvernement de Stephen Harper de créer un organisme pancanadien de réglementation des valeurs mobilières.
Les magistrats ont posé plusieurs questions pointues aux avocats d'Ottawa, cherchant à se faire persuader que l'initiative fédérale n'empiétait pas sur les compétences constitutionnelles des provinces en matière de propriété et de droit civil. Ces dispositions permettent aux provinces d'encadrer le commerce des valeurs mobilières depuis plus de 80 ans.
Le gouvernement fédéral soutient qu'il a le droit de mettre sur pied son propre organisme de réglementation vu ses pouvoirs constitutionnels en ce qui a trait aux échanges et au commerce.
L'encadrement des valeurs mobilières est d'intérêt national puisqu'il touche tous les Canadiens et tous les secteurs économiques, ont plaidé les avocats d'Ottawa, Robert Frater et Peter Hogg. Ce dernier est considéré comme la plus haute autorité en matière de droit constitutionnel canadien.
Or, les juges du plus haut tribunal du pays n'ont pas tardé à exprimer leur scepticisme face à la thèse fédérale.
"Le problème que nous avons ici avec votre interprétation des pouvoirs en matière d'échanges et de commerce, c'est qu'elle va bien au-delà de l'industrie des valeurs mobilières, a ainsi déclaré le juge Louis LeBel. (...) Cela soulève des questions très importantes pour nous à propos de la structure et du fonctionnement du fédéralisme canadien."
Me Frater a répliqué qu'historiquement, le gouvernement fédéral avait rarement réussi à étendre ses tentacules grâce à ses pouvoirs en matière d'échanges et de commerce.
Dans le domaine des valeurs mobilières, Ottawa est tout à fait justifié d'intervenir parce que les provinces ne peuvent pas le faire correctement, a soutenu Me Hogg.
"Les 10 provinces, en réglementant chacune une partie du commerce (des valeurs mobilières), établissent un système si fragmenté qu'elles sont essentiellement incapables d'encadrer pleinement ce secteur", a-t-il déclaré, avant de donner un exemple frappant.
"S'il y avait une crise financière affectant l'ensemble du pays, devrait-on compter sur une seule province - l'Ontario - pour décider si l'on devrait ou non fermer la Bourse de Toronto? Nous estimons que cette décision devrait être prise par un organisme national qui devrait rendre des comptes à l'ensemble des régions du pays", a-t-il dit.
Pour le gouvernement fédéral, la décision des provinces de créer un régime de réglementation harmonisé (surnommé système du "passeport") prouve que le commerce des valeurs mobilières n'est plus une affaire "locale", mais nationale.
Québec réagit
"C'est le monde à l'envers", a rétorqué Jean-Yves Bernard, l'un des avocats du gouvernement du Québec, qui, comme l'Alberta, s'oppose vivement aux visées fédérales. L'effort d'harmonisation des provinces tend plutôt à démontrer leur compétence en la matière, a-t-il laissé entendre.
"Depuis quand une question, parce qu'elle a une importance économique, sort-elle du giron des compétences des provinces?" a demandé Me Bernard.
"L'uniformisation (des règles), fut-ce pour des raisons économiques, n'a jamais été une raison pour soustraire à la compétence des provinces quelque chose qui leur appartient", a-t-il ajouté.
Selon lui, les provinces peuvent faire elles-mêmes tout ce qu'Ottawa veut accomplir avec son organisme pancanadien, notamment améliorer la protection des investisseurs et prévenir les risques systémiques.
Ottawa assure que la participation à un éventuel organisme pancanadien serait volontaire, mais le Québec et l'Alberta craignent qu'une fois mise sur pied, la nouvelle structure force les provinces récalcitrantes à s'y joindre.
Les magistrats n'ont pas épargné Me Bernard, mais les questions qu'ils lui ont posées étaient moins nombreuses et moins directes que celles adressées aux avocats d'Ottawa. Il faut dire que l'avocat pouvait compter sur deux jugements favorables, rendus récemment par les cours d'appel de l'Alberta et du Québec.
Les procureurs fédéraux, pour leur part, ne pouvaient s'appuyer que sur l'opinion du juge Pierre Dalphond, dissident dans l'arrêt du plus haut tribunal québécois.
Jeudi, l'Ontario présentera devant la Cour suprême ses arguments en faveur d'un organisme pancanadien. La Colombie-Britannique, le Nouveau-Brunswick, le Manitoba et la Saskatchewan, qui contestent le projet fédéral, détailleront ensuite les leurs. Huit organismes feront également part de leurs points de vue.
La haute cour prendra ensuite l'affaire en délibéré pendant quelques mois avant de rendre une décision qui, peu importe son orientation, suscitera beaucoup de remous à Ottawa et partout au Canada.