Yancey Strickler et Perry Chen se sont connus dans un café de Brooklyn. Le premier était client. Le second, serveur. Et tous deux, artistes. Kickstarter.com, leur entreprise, est née de leurs échanges sur les limites du financement traditionnel des arts. La solution ? Une plateforme en ligne de financement par la foule. Charles Adler, un designer Web, complète ce trio de trentenaires.
DIANE BÉRARD - Depuis deux ans, près de 600 000 personnes ont financé de leur poche des projets proposés sur votre site, kickstarter.com. Pourquoi ces gens ont-ils donné leur argent sans aucun retour ?
YANCEY STRICKLER - D'abord, ce ne sont pas des dons. Chaque personne qui contribue reçoit quelque chose : un DVD de l'oeuvre, des billets pour le spectacle, etc. Ensuite, notre univers se situe bien en marge de celui de la finance traditionnelle. Le " rendement " de votre contribution, c'est votre rapport émotif avec le projet. En le finançant, il devient aussi le vôtre, vous faites partie de son histoire. C'est ce qui fait courir les mécènes de kickstarter.com.
D.B. - Pourquoi vous et moi devrions-nous financer des projets ? N'est-ce pas le rôle des banques et du capital de risque ?
Y.S. - Le système financier traditionnel est centré sur lui-même et ses propres besoins. Il ne se soucie que du rendement de l'investissement, il veut faire de l'argent. Les projets qui ne visent pas ce but n'existent pas à ses yeux. Or, les critères du système financier ne sont pas nécessairement ceux de tous. Certains d'entre nous favorisent plutôt les projets orientés vers la créativité et la passion.
D.B. - Certains diront que, si ces projets ne peuvent se financer par les voies traditionnelles, c'est peut-être qu'ils ne devraient pas voir le jour. Qu'en pensez-vous ?
Y.S. - La finance traditionnelle est loin d'avoir une feuille de route impeccable. Sinon, nous ne serions pas dans le pétrin comme nous le sommes actuellement. Je crois plus à la sagesse des individus qu'à celle du système financier traditionnel.
D.B. - Comment fait-on pour afficher un projet sur votre site ?
Y.S. - Vous répondez en ligne à cinq questions et, dans les 24 à 48 heures, vous obtenez une réponse ou une demande d'information supplémentaire. Nous recevons 300 propositions par jour. Elles sont toutes analysées par notre équipe de suivi.
D.B. - Certains projets sont-ils exclus d'office ?
Y.S. - Oui. Nous avons établi certaines règles. Règle no 1 : n'effectuer aucune campagne de financement pour défendre une cause. Règle no 2 : le projet doit être assorti d'un début et d'une fin, et se conclure par une réalisation tangible. Nous avons aussi une règle voulant que les projets émanant d'entreprises soient écartés, car, au départ, nous ne voulions accepter que ceux provenant d'individus. Mais cette règle est peut-être trop générale, nous allons la revoir.
D.B. - Tous les projets arrivent-ils à amasser le financement requis ?
Y.S. - À ce jour, 43 % des projets affichés sur notre site ont recueilli tout le financement voulu.
D.B. - Comment vous financez-vous ?
Y.S. - Nous encaissons 5 % du montant total de chaque projet pour lequel le budget est bouclé. Par contre, si un projet n'amasse pas la somme demandée, il n'y a aucun frais pour le créateur.
D.B. - Votre site repose sur la bonne foi. Celle du créateur, qui dit qu'il fera le projet. Celle du mécène, qui promet qu'il donnera tout l'argent annoncé. Comment gérez-vous ce risque ?
Y.S. - (silence) Vous voyez loin... Pour l'instant, ce risque demeure faible. La plupart des mécènes entretiennent une relation plus ou moins proche avec le créateur. S'ils ne le connaissent pas personnellement, ou par l'intermédiaire d'amis ou de connaissances, ils le respectent et apprécient son oeuvre. Le créateur le sait, et cela suffit à le rendre responsable à leur égard. Évidemment, à mesure que notre site gagne en popularité et que notre cercle s'élargit, cela pourrait changer. Ce lien pourrait disparaître, et le risque augmentera. Mais, vous savez, aucun système n'est parfait. Des mauvaises créances, le système financier traditionnel en affiche chaque trimestre.
D.B. - Votre site propose des sections jeux et technologie où l'on trouve un projet au budget de 941 718 $. Je croyais que votre site était tourné vers les arts.
Y.S. - Il l'était au début, et la majorité de nos projets sont artistiques. Nous n'avons pas sollicité les trippeux de technologie, ce sont eux qui nous ont trouvés ! Je dois avouer que, lorsqu'ils nous ont approchés, nous avons d'abord résisté. Puis, après quelques propositions, nous avons apprivoisé leur univers. Leur démarche ressemble à celle des autres entrepreneurs sur notre site. Créer un film ou une application Apple reste de la création. Aujourd'hui, je suis très fier de notre ouverture. Que des fanatiques de technologie côtoient des chefs de cuisine, des cinéastes et des peintres enrichit notre communauté. Cela donne des projets comme le bracelet Tik Tok, rejeté par de nombreux financiers. Grâce à notre site, ce projet de bracelet pour l'iPod nano a pourtant permis de récolter près d'un million de dollars.
D.B. - Combien de vos projets exigent un financement élevé, disons de plus de 50 000 $ ?
Y.S. - On en compte près de soixante [depuis la création du site, il y a deux ans, sur un total de plusieurs milliers].
D.B. - Sur votre site, vous semblez n'être présent qu'aux États-Unis. Pourtant, un projet de magazine québécois a été financé grâce à kickstarter.com.
Y.S. - Vous devez posséder un compte de banque américain. C'est une exigence d'Amazon, notre plateforme de paiement. [N.D.L.R. Nicolas Langelier et Jocelyn Maclure, les journalistes derrière ce projet, comptent sur la collaboration d'une citoyenne américaine.]
D.B. - Comptez-vous ouvrir votre plateforme à des projets et à des mécènes d'autres pays ?
Y.S. - Absolument ! Mais nous devons d'abord résoudre la question du paiement. Amazon affirme qu'elle fera tomber la restriction du compte américain. Mais nous n'attendons pas leur décision. Nous explorons présentement d'autres avenues.
D.B. - Kickstarter.com n'est pas la seule plateforme de financement par la foule. Le concept fait tache d'huile. Le secteur devient-il trop peuplé ?
Y.S. - La concurrence augmente. La présence de certains acteurs nous flatte alors que celle d'autres nous irrite... Pour l'instant, aucun ne s'est présenté avec une idée assez révolutionnaire pour nous inciter à revoir notre formule. Cela viendra et nous nous ajusterons. Pour l'instant, 90 % du financement par la foule transite par le site kickstarter.com. Nous sommes toujours la référence.
D.B. - Kickstarter.com est fondé sur une vision idéaliste et altruiste du financement. Pourra-t-elle survivre à votre croissance ?
Y.S. - Je ne me suis pas encore posé la question. Depuis le lancement, notre seul but a été... de ne pas échouer. Nous atteignons maintenant l'étape de la croissance et du maintien de nos valeurs.
Le contexte
On utilise déjà Internet pour solliciter l'opinion de la foule en publicité et en marketing (crowdsourcing). Prochaine étape : la mettre à contribution pour financer des projets (crowdfinancing), l'équivalent numérique du " love money ". Le pionnier du genre se nomme kickstarter.com.
Saviez-vous que
Le site a recueilli 53 millions de dollars américains depuis sa création.