Joe Kiani a lancé Masimo en 1989. Masimo fabrique des technologies non invasives de mesure des signaux vitaux des patients. Elle détient des dizaines de brevets. Joe Kiani est un entrepreneur et un activiste. En 2013, l'homme de 49 ans a lancé le Patient Safety Movement, un lobby pour réformer le fonctionnement du système de santé. Il sera conférencier à C2MTL en mai 2015.
Diane Bérard - Votre père était ingénieur et votre mère, infirmière. Votre entreprise, Masimo, est une fusion parfaite de ces deux univers. Racontez-nous.
Joe Kiani - Quand j'étais jeune adulte, en Iran, ma mère a été infirmière volontaire lors de l'épidémie de variole. Je la revois traverser la rivière pour soigner les patients en quarantaine. Ce n'est qu'une illustration parmi d'autres de son dévouement. La santé et le soin des plus vulnérables sont rapidement devenus des préoccupations pour moi. Mon père, lui, m'a transmis une curiosité pour les objets et leur fonctionnement. Masimo fabrique des technologies médicales non invasives qui surveillent les signes vitaux des patients en temps réel pour prévenir le pire et faciliter le traitement.
D.B. - Pourquoi avoir choisi le secteur des technologies de suivi (monitorage) en particulier ?
J.K. - Chaque année, 200 000 Américains meurent à cause d'un mauvais suivi ou d'une absence de suivi des signes vitaux et des erreurs de médication qui s'ensuivent. Aux États-Unis, c'est la troisième cause de mortalité, après les problèmes cardiaques et le cancer. Tous ces patients auraient pu être sauvés.
D.B. - Si elle avait été disponible, votre technologie aurait pu prévenir la cécité du chanteur Stevie Wonder, dites-vous. Expliquez-nous de quelle façon.
J.K. - Stevie Wonder figure parmi les victimes d'un mauvais monitorage. Plus de 12 % des nourrissons ont des problèmes oculaires, pouvant aller jusqu'à la cécité, à la suite d'une mauvaise lecture de leurs besoins en oxygène. On augmente la dose alors qu'il ne le faudrait pas. C'est ce qui est arrivé à Stevie Wonder au cours de ses premiers jours de vie.
D.B. - Comment votre technologie aide-t-elle à contrôler les coûts de santé ?
J.K. - Notre technologie est reconnue comme une amélioration significative par rapport à ce qui existait. Elle a permis, entre autres, de réduire le taux de fausses lectures de 90 % à 5 %. Du coup, le suivi médical et le diagnostic s'en trouvent facilités. Cela contribue à contrôler les coûts du système de santé.
D.B. - Votre entreprise, Masimo, est devenue un leader mondial. Mais il a fallu effectuer beaucoup de lobbying auprès de Washington...
J.K. - Dès le lancement de Masimo, je me suis trouvé devant un mur. Ma société est américaine, mais j'étais incapable de vendre aux États-Unis. Une poignée de fabricants de technologies médicales contrôlaient le marché. Il y a plusieurs décennies, le gouvernement américain a accordé le pouvoir à des organismes de groupement d'achats (GPO) de négocier en bloc l'approvisionnement des hôpitaux américains. Jusque-là, ça allait, puisque les hôpitaux profitaient de meilleurs prix grâce au volume. Mais, au milieu des années 1980, les GPO ont convaincu le gouvernement de les laisser toucher une ristourne des fournisseurs de technologies. Ces ristournes pouvaient atteindre 30 %. La suite était prévisible : quelques fabricants d'équipements ont gagné une position dominante. Ils ont bloqué l'entrée. Puis, ils ont augmenté leurs prix et se sont assis sur leurs lauriers. Ils ont cessé d'innover. C'était inacceptable. Ce sont les patients et les PME innovantes qui en payaient le prix. Je me suis battu pendant des années auprès de Washington pour que ça change.
D.B. - C'est un article du Wall Street Journal qui a changé la donne...
J.K. - Ce quotidien a mené une enquête de deux ans sur les pratiques d'approvisionnement des hôpitaux. Mais ils ne pouvaient pas la publier, car personne n'osait témoigner à visage découvert. J'ai accepté de le faire. C'était la pièce manquante pour que le journaliste publie sa série de reportages. Le premier est paru en mars 2002. Peu après, le Sénat m'a demandé de témoigner. Il en est sorti que 70 % des hôpitaux américains étaient inaccessibles aux Masimo de ce monde. L'accès à ces hôpitaux était contrôlé par une poignée de fournisseurs. En 2003-2004, les GPO ont promis au gouvernement qu'ils en accepteraient de nouveaux. En un an, les ventes de Masimo ont été multipliées par dix : de 10 millions de dollars à 100 M$. Et d'autres fournisseurs, jusque-là bloqués, ont pu s'ajouter à la liste des GPO.
D.B. - Vous avez choisi de donner accès à votre technologie à vos concurrents. Pourquoi ?
J.K. - Nous vendons nos technologies complètes nous-mêmes. Mais nous avons aussi choisi de vendre la puce et le capteur à tout fabricant d'équipement médical qui désire l'intégrer à sa propre technologie ; GE et Philips, par exemple, les ont ajoutés à leurs appareils de suivi du patient. Cette stratégie nous apporte plus de volume et plus de revenus. Mais il n'y a pas que l'argent. C'est une question de valeurs. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos de ma mère et de son désir de soulager la souffrance. Ma technologie est reconnue comme étant la plus performante sur le marché. En la rendant accessible à un plus grand nombre de fournisseurs, je rejoins plus de patients. Depuis le lancement de Masimo, notre technologie a permis de suivre plus de 100 millions de patients dans 120 pays. En 2014, par exemple, Masimo a ouvert un bureau de vente en Inde. Nous étions déjà présents dans certaines cliniques. Il s'agit cette fois d'une offensive systématique dans un marché très prometteur.
D.B. - Après votre bataille pour réformer le système d'achat des hôpitaux américains, vous vous êtes attaqué au système des brevets. Quel était le problème ?
J.K. - Le système des brevets a été réformé en 2011. On a voté le Leahy-Smith America Invents Act. Cette loi pénalise les petites sociétés et les petits inventeurs. Je n'ai pas pu tout changer, mais j'ai arraché quelques victoires pour les plus petits afin qu'ils puissent innover eux aussi. Par exemple, il n'est pas nécessaire de publier le détail d'un brevet avant qu'il ne soit accordé. Cela limite les risques de copie. Lorsque vous avez peu de moyens, cela change énormément les choses. Nous avons aussi éliminé l'autorisation d'une seconde poursuite. Désormais, une société ne peut pas en poursuivre une autre lorsque le brevet a été accordé.
D.B. - Qu'est-ce que l'iSpO2 ?
J.K. - C'est le premier moniteur de pouls, rythme cardiaque et niveau d'oxygène dans le sang offert au grand public. Nous l'avons lancé l'an dernier, au Consumer Electronics Show. Il fonctionne sur les iPhone et iPad ainsi qu'Android.
D.B. - Pourquoi l'iSpO2 représente-t-il la prochaine étape pour Masimo ?
J.K. - Les technologies Masimo ont toujours été présentes dans les hôpitaux et les cliniques médicales. Mais cela ne suffit pas pour atteindre notre objectif. Il faut surveiller les signes vitaux à l'extérieur du système médical. Ainsi, lorsqu'un patient entre à l'hôpital, il peut donner au personnel une information qui pourrait lui sauver la vie. Prenez le cas des intoxications au monoxyde de carbone. Les symptômes peuvent ressembler à ceux de la grippe ou d'un empoisonnement alimentaire. Ma famille et moi en avons été victimes dans une chambre d'hôtel. L'iSpO2 nous a permis de le dire aux médecins. Près de 43 000 Américains se présentent aux urgences empoisonnés au monoxyde de carbone et 3 800 en meurent. Masimo contribue à réduire le nombre de victimes.