Au moment où les gouvernements tentent de juguler les déficits publics, les dépenses en santé au Canada devaient augmenter seulement de 2,1 % en 2014, le plus faible pourcentage d'augmentation en 17 ans selon l'Institut canadien d'information sur la santé. Pour continuer de prodiguer des soins et des services de santé aussi efficaces, le milieu de la santé doit miser sur les innovations technologiques. En théorie, ça fonctionne. En pratique, il y a encore loin de la coupe aux lèvres, comme en témoignent la plupart des entreprises du secteur qui vendent leurs produits davantage à l'étranger qu'au Québec.
À lire aussi:
Le cas de Medipense et de son pilulier intelligent
Les TIC en santé : agilité, intégration et partenariat
Avec deux super-hôpitaux flambant neufs et un bassin d'entreprises prometteuses, le Québec a de bonnes cartes à jouer pour faire face au gigantesque défi de financement que doit relever le secteur de la santé.
«Si la situation perdure, les dépenses de santé atteindront 70 % des revenus du gouvernement du Québec en 2030. On n'a pas d'autre choix que d'intégrer de plus en plus d'innovations technologiques en santé pour améliorer l'efficience», a lancé Joanne Castonguay, vice-présidente adjointe du Cirano (Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations) à l'ouverture du Sommet sur la santé organisé par Les Affaires, le 18 juin dernier.
Par chance, le Québec dispose d'un large vivier d'entreprises dans le sous-secteur des sciences de la vie et des technologies médicales, qui génèrent 5,6 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Près de 150 firmes représentent 6 000 emplois (le double en incluant les technologies de l'information appliquées à la santé), selon le MEDEC, l'association qui réunit les sociétés canadiennes de technologies médicales.
Leurs innovations (nouveaux équipements de diagnostic, de traitement, d'imagerie, de laboratoire) sont une voie explorée pour réduire les coûts, car elles permettent d'améliorer l'efficacité des soins ; par exemple, des diagnostics plus rapides, des interventions moins invasives entraînant des temps d'hospitalisation plus courts ou diminuant les risques d'erreur.
À condition de pouvoir les déployer. Et c'est là que commence la course à obstacles.
Le défi réglementaire
«Le lancement d'une nouvelle technologie est un long processus étalé dans le temps», souligne François Drolet, directeur, développement des affaires chez Roche Diagnostics. La période de recherche et développement, puis de prototypage et enfin de tests et d'études visant à prouver l'efficacité de l'innovation prend généralement plusieurs années.
La commercialisation qui suit est également une étape complexe. «Il faut adapter le produit à la réglementation de chaque pays. Un travail d'harmonisation est en cours, et on commence à observer des ententes selon lesquelles des pays donnés reconnaissent l'agrément fourni par un de leurs voisins, ce qui évite de refaire les procédures partout», ajoute François Drolet. Mais c'est encore marginal. «Il y a des efforts pour uniformiser les procédures et s'entendre sur des standards, mais à quelques exceptions près, comme l'IEC CB Scheme, un accord qui permet une certification pour les produits électriques et électroniques reconnue mondialement, ça n'a pas encore donné beaucoup de résultats», constate Louis-Paul Marin, président de S-LOK North America (anciennement Groupe MMA), firme spécialisée en affaires réglementaires, assurance qualité et agent manufacturier.
Le financement non plus n'est pas une mince affaire. Si l'État accorde des crédits de recherche et développement à toutes ces sociétés, elles trouvent l'essentiel de leurs capitaux auprès d'anges financiers ou de firmes de capital de risque. «Mais le marché des capitaux n'est pas aussi structuré et développé que dans d'autres endroits, comme la Californie, et on a souffert de l'amoindrissement du rôle de l'État dans le domaine depuis le début des années 2000. Quand des institutions comme la Société générale de financement ont disparu, il a fallu du temps avant que les investisseurs privés prennent le relais par la création de fonds spécialisés comme Teralys Capital», explique Benoît Larose, vice-président pour le Québec de MEDEC.
Au-delà de la réglementation et du financement, le frein à l'adoption des innovations le plus souvent cité est le manque de culture du changement. «Nos entreprises ont de la difficulté à obtenir de l'écoute pour présenter leurs nouveautés. On a encore du mal à accorder de la valeur aux innovations : on cherche à réduire les budgets à court terme alors que les innovations, bien qu'elles soient plus chères à l'achat, permettraient des gains d'efficience [et donc des économies à long terme]», constate Benoît Larose.
Certains pays ont plus que d'autres cette culture de l'innovation, comme les États-Unis, plutôt friands de nouveauté et favorables à tout ce qui peut améliorer la rentabilité financière. «Cela dépend beaucoup du pays, remarque Alain Pluquet, directeur de l'unité innovation internationale de la pharmaceutique française bioMérieux. Certains sont plus ouverts à tester de nouvelles choses que d'autres en fonction de la culture nationale à cet égard.» Au Québec, c'est tout un changement de paradigme que les acteurs de l'innovation technologique appellent de leur voeu.
À lire aussi:
Le cas de Medipense et de son pilulier intelligent
Les TIC en santé : agilité, intégration et partenariat
Le marché public difficilement accessible
Kinova, une entreprise québécoise créée en 2006, a mis au point un bras robotisé. Aujourd'hui, elle compte plusieurs centaines de clients aux États-Unis et en Europe, où son produit a été agréé par les autorités sanitaires et est parfois remboursé. Au Québec ? Quelques dizaines à peine. «Dès 2009, on a démarché le ministère de la Santé pour qu'il place notre produit dans les cliniques de réadaptation afin de l'évaluer. On nous a demandé de réaliser des études cliniques et économiques pour prouver son efficacité et son utilité. On l'a fait : on a prouvé qu'il y avait un rendement de l'investissement sur 2,5 ans, qu'il permettait d'économiser du temps en soins à domicile, que les gens pouvaient rester chez eux plus longtemps. Mais on a toujours la même réponse au final : trop cher [entre 40 et 50 000 $]», explique Laurie Paquet, directrice de la robotique d'assistance. L'entreprise a donc rapidement mis le cap sur l'étranger pour trouver des débouchés, et là, «on a été souvent reçus à bras ouverts», s'étonne Laurie Paquet.
Des témoignages similaires, la plupart des entreprises du marché en livrent. Benoît Larose confirme : «Le Québec n'est pas leur premier marché. C'est plus facile pour elles d'aller ailleurs».
Les entreprises qui conçoivent des innovations technologiques pour le domaine de la santé le savent d'emblée : pour prospérer, elles devront très tôt exporter leurs technologies. Au Québec, elles n'arrivent pas à percer dans le réseau public de santé, qui est pourtant leur principal marché local.
En cause : des interlocuteurs multiples, un manque d'information sur les personnes en position de décider et sur leurs critères, un manque «de vision et de leadership» sur l'innovation, selon Benoît Larose, et une organisation notamment administrative (budget, dispersion de la prise de décision, etc.) pas adaptée à la prise en compte de l'innovation. «On est prisonniers d'un monopole», regrette Benoît Larose.
«Le système public est trop monopolistique, abonde dans le même sens François Théorêt, président du Conseil des entreprises privées en santé et mieux-être (CEPSEM). Il faut que le gouvernement s'occupe du cadre, de l'orientation, mais qu'il laisse l'exécution à la compétition public-privé» et fasse ainsi plus de place aux innovations technologiques d'entreprises québécoises.
Un groupe de travail gouvernemental
Le gouvernement du Québec en est conscient, lui qui réduit les dépenses de santé, ce qui impose de «gagner en efficience et en pertinence», selon Luc Boileau, pdg de l'Institut national d'excellence en santé et en services sociaux (INESSS), une agence gouvernementale chargée d'évaluer les innovations en santé. Pour preuve : en interne, l'INESSS «a l'intention d'analyser [ses] procédures actuelles et de les bonifier, notamment en impliquant plus les entreprises», indique M. Boileau.
Le gouvernement a créé un groupe de travail sur les sciences de la vie en mars dernier. Il devra entre autres se pencher sur l'intégration de l'innovation dans le réseau de la santé et des services sociaux, les défis de la recherche et de l'innovation et ceux de l'industrie, et émettre des recommandations en 2016. «Les entreprises nous disent qu'elles vendent leurs produits à l'étranger plutôt qu'au Québec. Le groupe de travail va chercher à trouver le moyen d'éviter cela», assure Luc Boileau.
Toutefois, le travail est colossal, car c'est un changement en profondeur qui sera nécessaire. Les appels d'offres sont le passage obligé pour l'introduction de tout nouvel équipement dans les établissements publics de santé. Mais d'une part, ils sont régis par la règle du plus bas soumissionnaire, ce qui est la plupart du temps incompatible avec les innovations, plus coûteuses à l'achat. D'autre part, les classifications sont trop strictes et parfois désuètes.
Kinova, par exemple, n'a tout simplement pas accès aux appels d'offres, car «notre produit n'entre dans aucune classe actuelle, puisque c'est un équipement totalement nouveau. Mais personne ne se décide à créer une autre classe plus adaptée, déplore Laurie Paquet. Pour intégrer une innovation, il faut lui faire une place dans le système.»
À lire aussi:
Le cas de Medipense et de son pilulier intelligent
Les TIC en santé : agilité, intégration et partenariat
Adopter une autre comptabilité
Enfin, c'est tout le système de gestion et d'analyse des dépenses qui est à revoir. «Aujourd'hui, la comptabilité des établissements de santé est telle qu'on ne sait pas calculer le coût global d'un patient. On ne connaît ce qu'il a coûté que service par service», déplore Joanne Castonguay, qui tente depuis deux ans de faire financer par des fonds publics un projet d'étude sur l'innovation en santé.
La conséquence est très nuisible à l'adoption des innovations. «Notre secteur d'activité a ceci de particulier que les investissements faits au laboratoire en introduisant des tests innovateurs, comme un biomarqueur qui permet de mieux gérer l'administration de l'antibiothérapie ou de diagnostiquer les traumas crâniens plutôt que de faire un scanner, par exemple, trouvent toujours leur rendement de l'investissement ailleurs dans le réseau [en l'occurrence, la pharmacie et la radiologie], explique François Drolet. Cela rend l'adoption de ces innovations encore plus difficiles», puisque chaque responsable de département doit réduire les coûts dans son pré carré.
Le réseau de la santé saura-t-il changer de paradigme ? La pression sur les budgets de dépenses - une limite de 1,4 % de croissance imposée cette année par Québec comparativement à 5,8 % en moyenne annuelle entre 2002 et 2012 - pourrait accélérer le mouvement.
L'hôpital Sainte-Justine développe sa culture de l'innovation
Pour que l'innovation puisse prendre sa place à l'hôpital, il faut de l'écoute et un terrain réceptif au changement. Ça prend «des gens créatifs, mais pas seulement. Il faut aussi développer une culture de pensée intégrante : que l'ensemble des acteurs puissent partager cette notion de créativité et d'innovation dans une communauté de pratique», a affirmé Fabrice Brunet, directeur général du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, lors du Sommet sur la santé organisé par Les Affaires, en juin.
Cette conviction a entraîné la mise en place de plusieurs projets de plateformes afin de susciter la synergie entre le personnel, les chercheurs et les patients, et de favoriser l'intégration des innovations. Le pavillon du Technopôle en réadaptation pédiatrique en fait partie. En cours de création, il permettra de développer et d'évaluer des produits technologiques utiles aux patients, par exemple relativement à la mobilité et à la suppléance à la communication orale et écrite.
Cossette et son observatoire de la santé
Pour accompagner les innovations technologiques dans le domaine de la santé, l'agence de communication Cossette a mis sur pied un observatoire de la santé l'année dernière. Avec une trentaine de clients intéressés de près ou de loin par le secteur, comme General Mills, Telus ou des associations favorisant le sport chez les jeunes, l'agence a eu l'idée de produire et diffuser des travaux de recherche liés à l'apport de la technologie dans le secteur de la santé. Avec un autre observatoire, sur le marketing celui-là, et un incubateur de start-up technologiques, l'observatoire de la santé a été placé dans le Cossette Lab, qui a pour but de favoriser l'évolution de l'offre en technologie et en innovation.
«On voit que l'innovation technologique en santé, comme la santé personnalisée, va prendre de l'ampleur. Les gens utilisent de plus en plus d'outils pour les aider à suivre leur santé. Pour nos clients, ça veut dire qu'ils doivent communiquer différemment», explique Malik Yacoubi, vice-président, technologies et mobilité, qui veut «faire de Cossette un hub [une plaque tournante] d'innovation technologique constamment à l'avant-garde».
Une étude menée dans le cadre de l'observatoire a montré que 63 % des Canadiens faisaient des recherches sur Internet quand ils se posent des questions sur leur santé, et qu'ils sont majoritairement très ou assez à l'aise avec l'idée que leurs informations personnelles soient accessibles par le dossier médical électronique. Elle révèle aussi que la prise de rendez-vous chez le médecin se fait encore à 74 % par téléphone.
Des réussites
Le secteur des technologies médicales est aujourd'hui en ébullition. Selon l'Institut national d'excellence en santé et en services sociaux (INESSS), une vingtaine de start-up ont vu le jour au cours des deux dernières années seulement ; elles sont souvent issues des découvertes de recherches universitaires. Et des entreprises plus matures ont enregistré de beaux succès. CryoCath Technologies, une entreprise de Kirkland spécialisée dans les produits de cryothérapie pour traiter les arythmies cardiaques, a été rachetée pour environ 400 millions de dollars par la multinationale américaine Medtronic en 2008. Aujourd'hui, la firme a entre autres une usine de fabrication de cathéters à Montréal, où travaillent près de 400 employés. Autre exemple : Infectio Diagnostic, fondée à Québec en 1997 et qui s'est ensuite associée à GeneOhm Sciences, a été rachetée par Becton Dickinson en 2006. Le bureau de Québec, où travaillent environ 300 personnes, s'est spécialisé dans le développement et la fabrication de trousses de diagnostic rapide pour les maladies nosocomiales. Ce sont des histoires à succès, bien que certains regrettent que ces sociétés aient été rachetées par des intérêts étrangers.
> 73 % : Selon le MEDEC, l'association qui réunit les sociétés canadiennes de technologies médicales, 73 % des entreprises du secteur sont des PME. Toutefois, la majorité des emplois sont dans les multinationales comme Siemens, Roche Diagnostics Canada, Philips Healhcare et GE Healthcare.
À lire aussi:
Le cas de Medipense et de son pilulier intelligent
Les TIC en santé : agilité, intégration et partenariat