Ken Frazier a été nommé pdg de Merck le 1er janvier 2011. Pendant des décennies, Merck a été la plus grande pharma de la planète. Ses laboratoires ont produit des médicaments légendaires pour contrôler le cholestérol et stabiliser la pression sanguine. Depuis 10 ans, elle a glissé au cinquième rang en matière d'approbation de nouveaux médicaments. Ken Frazier affirme que cela va changer.
Diane Bérard - Quel est le principal défi de votre industrie ?
KEN FRAZIER - Nous devons démontrer la valeur qu'apportent de nouveaux médicaments alors que la pression pour réduire les coûts de santé atteint des sommets.
D.B. - Votre stratégie consiste à déplacer le débat du coût des médicaments vers une discussion sur le coût des traitements. Expliquez-nous.
K.F. - Je vais y aller d'un exemple. Merck a développé un nouveau médicament contre l'hépatite C. Il s'avère plus puissant que ce qui est déjà disponible. Il agit en quelques jours plutôt qu'en quelques semaines. Lorsqu'on cite notre médicament, c'est pour noter le coût élevé de chaque pilule. Il faudrait plutôt considérer le coût total du traitement, y compris les frais qu'il permet d'éviter. Si vous guérissez plus vite, il y aura moins de visites à l'hôpital et chez le médecin, moins de tests, moins de risques de complication. Et vous retournerez au travail plus vite.
D.B. - Cette stratégie est-elle efficace ?
K.F. - Ça dépend. Prenons le cas de notre nouveau médicament contre le cancer, le Keytruda. Celui-ci travaille avec le système immunitaire pour l'aider à neutraliser certaines tumeurs malignes de la peau et du poumon. Le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) britannique, qui porte un jugement économique sur la pertinence de nouveaux types de médicaments, a reconnu celle du Keytruda. Or, le NICE a la réputation de répondre plus souvent non que oui. En ce qui concerne le Keytruda, notre message est donc passé auprès du NICE.
D.B. - Même si nous en sommes tous des clients, vous estimez qu'on comprend mal l'industrie pharmaceutique. Qu'est-ce qu'on ne saisit pas ?
K.F. - Nous sommes tellement habitués à entendre parler d'innovation qu'on oublie que certaines industries n'innovent pas : elles inventent. Les enjeux liés à l'invention sont bien plus importants que ceux qui se rapportent à l'innovation. Ma fille travaille chez Google. Celle-ci innove constamment, certes. Mais quand on s'attaque à une cure contre l'Alzheimer, on n'innove pas, on invente. Et plus le défi est important, plus grande est la chute lorsqu'on rate la cible. Nous vivons donc constamment avec le spectre de l'échec. Et des coûts. Telle est notre réalité.
D.B. - Merck a été le leader de son industrie pendant des décennies. Elle n'a pas lancé un seul médicament à succès [ventes de plus de 1 milliard de dollars américains] depuis 2007. Quel est le problème ?
K.F. - Soyez patiente. Dans une industrie où il faut de 15 à 20 ans pour lancer un produit, vous ne pouvez pas fonder votre jugement sur le court terme. Quand je suis au volant de mon automobile, mon attention se concentre sur la route, pas sur mon rétroviseur. Le pipeline de produits de Merck est prometteur. Entre notre nouveau médicament contre l'hépatite C et celui contre le cancer, j'ai confiance. Nous travaillons aussi à un nouveau vaccin contre l'Ebola.
D.B. - Dès votre arrivée en poste, en 2011, vous vous êtes attiré la colère de vos actionnaires. Pourquoi ?
K.F. - Disons que ma décision de maintenir les investissements en R-D, malgré un contexte financier difficile, n'a pas été très populaire. Les actionnaires auraient préféré recevoir des dividendes. Ils ont avancé que certains de nos investissements en R-D avaient été peu productifs. J'ai répondu que certains cycles d'investissements en recherche se sont révélés moins productifs. Mais j'ai rappelé que, dans une perspective à long terme, les sommes que nous avons consacrées à cette activité ont été rentables.
D.B. - Comment avez-vous géré cette grogne ?
K.F. - N'importe quel pdg qui affronte le mécontentement de ses actionnaires doit s'appuyer sur ses valeurs et celles de l'entreprise. Son devoir consiste à rappeler aux actionnaires ce qui fait l'ADN de la boîte. Depuis la fondation de la société par George W. Merck, en 1952, nous avons toujours visé l'excellence scientifique. Et nous l'avons régulièrement répété. Un dirigeant ne peut sortir des valeurs d'entreprise d'un chapeau au milieu d'une révolte d'actionnaires. Un tel opportuniste causerait davantage de dommages. Pour être crédible, il doit les avoir déjà véhiculées à maintes reprises.
D.B. - Aviez-vous évalué le risque associé au mécontentement de vos actionnaires ?
K.F. - Bien sûr, mais je devais aussi tenir compte d'un autre risque : celui de mécontenter nos chercheurs. Un pdg a plusieurs publics à satisfaire. Il doit jongler avec les besoins de chacun. Notre communauté de chercheurs vient faire carrière chez nous. Elle est restée avec nous dans les moments difficiles, alors il faut lui prouver qu'elle a eu raison. Et qu'elle a raison de rester. Merck a besoin de ses actionnaires. Mais sans ses chercheurs, elle ne produirait rien.
D.B. - En 2011, vous avez affirmé que vous ne réduiriez pas vos investissements en R-D. Vous êtes cependant revenu sur votre décision...
K.F. - Depuis mon arrivée en poste, Merck a licencié un tiers de son effectif [30 000 employés]. Forcément, le service de R-D a fini par être touché. Mais il a fallu du temps pour en venir là.
D.B. - Compte tenu de la démographie, où se situent les occasions d'affaires les plus lucratives pour le secteur pharmaceutique ?
K.F. - Elles se trouvent dans quatre groupes : le traitement du diabète, l'oncologie, les vaccins et les soins hospitaliers [le traitement des infections liées au séjour à l'hôpital].
D.B. - Cela correspond-il aux champs de recherche de Merck ?
K.F. - Pas uniquement. Nous laissons la science nous guider. Nous faisons confiance à l'instinct de nos chercheurs. Nous ne les restreignons pas à certaines catégories de recherche. Par exemple, nous consacrons beaucoup d'énergie et de ressources à la recherche en neurosciences pour trouver une cure à l'Alzheimer. C'est un dossier qui me tient à coeur. Mon père, aujourd'hui décédé, était atteint d'Alzheimer. Ça m'a brisé le coeur de voir ce colosse, à mes yeux il mesurait 10 pieds, terminer ses jours recroquevillé sur lui-même.
D.B. - Vous avez dit : «Je ne souscris pas à la vision du pdg héros». Comment cela s'articule-t-il dans votre gestion quotidienne ?
K.F. - D'abord, j'essaie de recruter les candidats les plus compétents. Puis, je m'enlève de leur route pour les laisser travailler. Je ne suis là que s'ils ont besoin d'aide.
D.B. - Qu'est-ce qui vous empêche de dormir ?
K.F. - La commercialisation de nos prochains médicaments. Nous avons des produits prometteurs, Merck ne doit pas rater son coup. Nous en sommes à l'étape cruciale où nous devons jouer nos cartes judicieusement pour que ces médicaments deviennent des réussites.
D.B. - C'est tout ?
K.F. - Il y a aussi le recrutement. Comme je ne suis pas un héros, j'ai besoin d'une équipe. Le réservoir de talents est comme le réservoir de médicaments, il faut constamment l'alimenter dans une perspective à long terme.
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