Le 11 mai 2015, la Coop Carbone annonçait sa toute première transaction sur le marché du carbone, en achetant 20 000 crédits compensatoires pour le compte des distributeurs de carburant du Québec. Puisque ces crédits sont moins chers que les unités d'émission vendues aux enchères, il s'agit d'une bonne nouvelle pour les consommateurs de carburant, car ce sont eux qui, en fin de compte, paieront la facture. Mais pour le Québec, il y a tout de même une ombre au tableau : la totalité de ces crédits revient à des projets californiens. Cela représente des centaines de milliers de dollars qui auraient pu financer des projets d'ici.
«Je n'ai entendu personne émettre un avis contraire au fait qu'il y aura fuite de capitaux d'ici 2020, dit Bertrand Fouss, directeur, stratégie et solutions d'affaires, à la Coop Carbone. Le gouvernement lui-même le reconnaît.»
Le marché du carbone ne concerne pas seulement les grands émetteurs de gaz à effet de serre (GES) qui sont soumis au système de plafonnement et d'échange. Les autres entreprises aussi peuvent participer à l'effort collectif de réduction de GES en lançant leurs propres projets, en échange de quoi les gouvernements leur attribuent les crédits compensatoires correspondants. Ces entreprises peuvent ensuite revendre ces crédits aux grands émetteurs. Une manière de stimuler l'innovation et les projets verts dans les autres secteurs.
Pour encadrer ces projets, les gouvernements du marché commun du carbone (le Québec et la Californie) mettent sur pied des protocoles, des ensembles de règles que doivent suivre rigoureusement les entreprises si elles souhaitent qu'on leur reconnaisse des crédits. À ce jour, Québec en a élaboré trois : un premier sur le recouvrement de fosses à lisier (méthane), un deuxième sur les lieux d'enfouissement (méthane) et un troisième sur les mousses isolantes ou réfrigérantes (substances appauvrissant la couche d'ozone). Néanmoins, aucun de ces protocoles n'a jusqu'à maintenant donné lieu à des projets générateurs de crédits compensatoires.
Pour sa part, la Californie, qui compte huit protocoles, a déjà mis en circulation 18 millions de crédits, selon la Coop Carbone. Résultat : les grands émetteurs et les distributeurs de carburant du Québec sont forcés de s'approvisionner - par la Coop Carbone notamment - en crédits californiens. S'ensuit une certaine fuite de capitaux, les consommateurs québécois se trouvant à financer des projets verts en Californie.
«Si on n'est pas capables de générer des crédits compensatoires nous-mêmes, ce n'est certainement pas à l'avantage du Québec, dit Daniel Bernier, agronome à l'Union des producteurs agricoles (UPA). On prévoit que ce sera un problème.»
Des projets peu rentables
Dans le cas des fosses à lisier, plus d'une vingtaine de producteurs agricoles ont soumis leur projet au ministère du Développement durable, de l'Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, selon Daniel Bernier. Aucun n'a encore reçu de certification d'autorisation.
M. Bernier ne jette toutefois pas le blâme sur les fonctionnaires du ministère : «La réduction des GES, c'est quelque chose de nouveau dans le paysage agricole, et les fonctionnaires du secteur ne savaient pas trop quoi faire avec ça», dit-il.
Le principal obstacle aux projets, c'est leur rentabilité, les producteurs devant payer de leur poche le processus de validation des réductions de GES. «Dans les fermes québécoises de petite taille, ce qu'on peut espérer en crédits compensatoires par rapport à ce que ça va coûter en validation de projets, ce n'est pas grand-chose», explique M. Bernier.
Selon Bertrand Fouss, le Québec risque de se retrouver avec le même problème le jour où il aura un protocole forestier.
Fuite de capitaux verts
Comment renverser la tendance ? «Québec pourrait certainement émettre plus de protocoles, répond M. Fouss. Ensuite, on pourrait adapter les protocoles existants, avec l'agrégation notamment qui permettrait de couler les projets ensemble pour réduire les frais fixes et, ainsi, les rentabiliser.» Une solution mise en avant par M. Bernier. «Les fermes ayant des projets semblables pourraient s'unir pour diminuer les frais administratifs», dit-il.
Au ministère du Développement durable, on comprend bien l'impatience de certains secteurs.
«Dans les prochaines semaines, on sera en mesure de confirmer d'autres protocoles, dans les domaines forestier, agricole, minier et des matières résiduelles», assure d'ailleurs le ministre David Heurtel.
Quant aux protocoles déjà en place, M. Heurtel se dit prêt à s'asseoir avec les associations sectorielles et voir comment ils pourraient être améliorés, «pour qu'ils reflètent mieux la réalité du secteur».
Par contre, le ministre Heurtel se montre extrêmement sceptique sur la question de l'agrégation des projets. «On n'est pas tout seul, prévient-il. C'est délicat si un État reconnaît l'agrégation et un autre, non.»
Guy Drouin, président de Biothermica, n'est pas inquiet de cette «fuite de capitaux». À l'instar de la Californie, le Québec serait en voie de se doter d'un protocole sur la destruction de méthane des mines de charbon, qui s'appliquera partout au Canada (le Québec n'en compte aucune).
«Je pourrai faire un projet dans une mine de charbon en Alberta, faire travailler mes ingénieurs de Montréal et vendre mes crédits à de grands émetteurs québécois. C'est fantastique», explique M. Drouin. En mars 2015, Biothermica a vendu 80 800 tonnes de crédits compensatoires à des émetteurs californiens à partir d'un projet en Alabama.