Marianne Treschow a dirigé l'équivalent du CRTC suédois pendant six ans. Elle a collaboré à l'élaboration et à l'implantation de la politique numérique de la Suède. Ce pays scandinave figure dans le peloton de tête des nations Internet quant à la couverture, l'accès et le coût de ses services. Mme Treschow est de passage à Montréal cette semaine pour faire part de son expérience.
Diane Bérard - Pouvez-vous nous indiquer les raisons de votre passage au Québec ?
Marianne Treschow - J'ai été invitée par Prompt, un regroupement de sociétés québécoises des TIC, pour expliquer comment la Suède a élaboré et déployé sa stratégie Internet. À la fin des années 1990, la Suède a décidé qu'elle deviendrait une nation Internet, c'est-à-dire un pays qui vise à ce que tous les citoyens et toutes les entreprises aient un accès au Web efficace, sécuritaire et abordable.
D.B. - Le ministre québécois de l'Énergie et des Ressources naturelles, Pierre Arcand, a annoncé que son gouvernement travaillait sur un plan de développement des télécommunications sur le territoire du Plan Nord. Comment la Suède a-t-elle géré l'accès Internet dans les régions rurales ?
M.T. - Elle l'a géré selon le principe qu'on ne peut pas demander à des entreprises de s'installer en région rurale sans accès Internet adéquat. À partir du moment où un gouvernement effectue cette déclaration, tout le monde, y compris les fournisseurs de services de télécommunications, sait à quoi s'attendre et ce qu'on attend. Un pays passe à côté du potentiel économique et social d'Internet si l'accès de qualité, et même l'accès tout court, se résume à quelques îlots dans les grands centres.
D.B. - La stratégie numérique de la Suède s'est étalée sur 15 ans (2000-2015). Quelle a été la première étape ?
M.T. - Nous avons d'abord visé le développement de la concurrence. Cela comprend la gestion des fréquences et l'attribution des licences. On a alloué la première série selon le principe du «concours de beauté». Les licences ont été consenties à ceux qui ont soumis la meilleure offre. La seconde ronde a été mise aux enchères. Les gagnants étaient ceux qui offraient la somme la plus élevée au gouvernement. Cette stratégie en deux temps nous a bien servis. La méthode «concours de beauté» force les candidats à se commettre pour décrocher les licences. Plusieurs d'entre eux ont élaboré des offres qui dépassaient nos attentes. Une fois celles-ci immortalisées dans le contrat, ils ont dû respecter leur engagement. Cela a donné une bonne impulsion au déploiement du réseau.
D.B. - Vous vous êtes ensuite attaqués au débit. Quels étaient vos objectifs ?
M.T. - Notre objectif était que 90 % des citoyens et des entreprises aient un accès Internet de 100 mégaoctets/seconde (Mo/s) en 2020 et 40 % en 2015. Nous avons dépassé notre objectif : 60 % de la population et des entreprises suédoises ont un accès Internet de 100 Mo/s (NDLR: cela classe la Suède au cinquième rang mondial. La moyenne au Canada est de 28,8 Mo/s).
D.B. - Vous avez dépassé vos objectifs, comment y êtes-vous arrivés ?
M.T. - Nous y sommes parvenus grâce à la collaboration et à la supervision. Nous avons créé un forum rassemblant les quatre parties prenantes : le gouvernement, les associations régionales, les associations de consommateurs et l'industrie des télécoms. Ce comité a pour mission de soutenir et de superviser les travaux de déploiement.
D.B. - Comment la Suède a-t-elle financé son déploiement Internet ?
M.T. - Nous avons combiné l'argent public et l'argent privé. L'argent public n'est pas venu uniquement du gouvernement central. Les régions aussi ont été mises à contribution. Nous avons demandé aux municipalités d'assumer une partie de la responsabilité financière de leur accès Internet. Quant au privé, il a contribué par l'intermédiaire de partenariats public-privé et d'investisseurs qui ont payé pour raccorder leur réseau privé au réseau existant.
D.B. - Votre plan a été amorcé avant la pénétration du mobile. Si vous le déployiez aujourd'hui, le mobile en serait-il la pierre angulaire ?
M.T. - Non, le réseau mobile est incontournable, mais la force d'un réseau Internet dépend de sa qualité et de sa capacité, ce qui suppose une combinaison de technologies.
D.B. - Les Canadiens sont parmi les usagers qui paient leur accès Internet le plus cher. Quelle influence le prix joue-t-il dans le déploiement d'Internet ?
M.T. - Une nation Internet est une nation où l'Internet est accessible, sécuritaire et abordable. Les trois éléments sont indissociables. Au sein de l'Union européenne, par exemple, les prix sont très surveillés. Les fournisseurs doivent se conformer à un certain modèle d'établissement des prix. Et les organismes réglementaires s'attendent à ce que les prix baissent à mesure que le nombre d'utilisateurs augmente. J'ignore la situation au Canada, mais en Suède, les fournisseurs de services de télécommunications proposent une grande variété d'offres, et les clients sautent d'un fournisseur à l'autre en un clin d'oeil.
D.B. - Quel rôle les entreprises de télécommunications jouent-elles dans la stratégie numérique ?
M.T. - Leur rôle a changé. Il est devenu plus réactif qu'actif. Il fut un temps où l'innovation était instaurée par les entreprises. Aujourd'hui, l'impulsion vient des consommateurs. Ils réclament un meilleur accès, plus de services et à meilleur coût.
D.B. - Quelles sont les retombées d'une stratégie numérique nationale ?
M.T. - Chaque fois que vous accroissez la couverture Internet de 10 %, vous multipliez le PIB par 1,5.
D.B. - La stratégie numérique de la Suède la place dans le peloton de tête. Quels conseils donneriez-vous au gouvernement du Québec ?
M.T. - Stimulez la concurrence en maintenant un modèle à accès ouvert. Les prix y sont de 25 à 30 % plus bas que dans le modèle traditionnel. Les fournisseurs qui occupent une position dominante doivent permettre aux plus petits d'emprunter leur réseau. Et cela à des conditions similaires à celles dont ces fournisseurs dominants bénéficient eux-mêmes. C'est ce qu'on appelle la séparation des fonctions. Les fournisseurs dominants doivent traiter leurs activités d'infrastructures et leurs activités de détail de façon indépendante. L'un fournit le service à l'autre. Notre agence réglementaire se donne le droit d'imposer cette séparation.
D.B. - Avez-vous une mise en garde à formuler ?
M.T. - Oui, j'en ai une. La gestion des fréquences et des licences exige de la vigilance. Vous pouvez le faire correctement... ou moins correctement. Les autorités de réglementation et le gouvernement ont besoin de connaître l'étendue de fréquences dont les fournisseurs ont vraiment besoin et non celles qu'ils désirent. C'est très différent. Ainsi, un fournisseur peut réclamer davantage de fréquences que ce qu'il compte exploiter simplement pour bloquer l'accès à ses concurrents. Mais ce fournisseur n'a aucune intention d'investir pour développer cette fréquence. Et ce sont les consommateurs qui en paieront le prix. Pour gérer l'allocation des fréquences de façon optimale, les autorités réglementaires et le gouvernement ont besoin de connaître parfaitement la nature et la puissance de la technologie. Cela, afin de s'assurer que les fournisseurs exploitent de façon optimale la technologie pour les fréquences qui leur sont allouées.