Il suffit d'emprunter le boulevard Saint-Laurent ou la rue Sainte-Catherine à Montréal pour constater la kyrielle de locaux vides. Mais alors que bureaux et commerces sont délocalisés vers les banlieues, certains promoteurs immobiliers ripostent. Ils offrent toute une gamme d'avantages aux locataires potentiels. Des campus luxueux pour les entreprises et leurs employés, des baux flexibles, et parfois même un soutien financier. Incursion dans un marché en plein essor, dont la valeur ne se détaille plus seulement en pieds carrés.
À lire aussi:
«On ne veut que des entreprises locales»
L'épicentre des PME créatives
«Nous inviterons les entreprises à rester, une fois incubées»
«On investit beaucoup dans les espaces communs»
«Les promoteurs immobiliers ont mauvaise presse, et c'est souvent mérité, croit Bruce Burnett, à la tête d'Antrev, une entreprise qui gère près de 1,5 million de pi² dans le Grand Montréal, dont il est en partie propriétaire. Je dois dealer avec cette image négative là. Bien sûr, je gère des immeubles plus traditionnels, des centres d'achats par exemple. Mais ça, c'est pour payer les comptes. Là où j'ai du plaisir, c'est quand je m'occupe de la moitié de mon portfolio qui se trouve dans le secteur créatif [sur le Plateau Mont-Royal, le Mile-End notamment], où l'on gère des lofts commerciaux pour PME.»
Si les promoteurs qui ciblent cette clientèle sont une minorité, «il s'agit d'un marché en croissance, souligne Andrée De Serres, titulaire de la Chaire Ivanhoé Cambridge d'immobilier de l'ESG UQAM. Ce sont comme des "parcs industriels pour PME à valeur ajoutée".»
«Le secteur immobilier est en train de s'adapter à des PME qui n'ont pas besoin de très grands espaces ; leurs infrastructures sont souvent dématérialisées, explique la chercheuse. Ces entreprises veulent des milieux de vie vivants, stimulants et à proximité des services, afin d'attirer de la main-d'oeuvre et d'impressionner leurs clients. Quant aux promoteurs, ils veulent attirer ces entreprises-là, quitte à s'adapter et à construire de toutes pièces pour les satisfaire.»
Nathalie Voland, présidente du groupe immobilier Quo Vadis (très présent dans l'arrondissement du Sud-Ouest), est de ceux-là. Quand elle a repris les rênes de l'entreprise fondée par son père, elle ne pouvait pas dire non aux PME. «Après tout, nous aussi nous sommes une petite entreprise. Et non seulement c'est une clientèle moins risquée, parce que c'est plus facile de les remplacer si elles nous quittent, mais en prime, je ne suis pas en concurrence directe avec les grands groupes immobiliers», remarque-t-elle.
«La concurrence est féroce dans le secteur des grands immeubles. Tout le monde recherche de grandes entreprises comme locataires, celles qui louent des surfaces de 100 000 pi². Les PME, elles, ne sont pas accueillies de la même façon, constate-t-elle. Et même si elles sont acceptées, on leur donne les locaux qui restent...»
Des locataires à échelle humaine
«On cherche des PME québécoises pour venir s'installer chez nous, affirme Christian Yaccarini, président et chef de la direction de la Société de développement Angus (SDA), derrière le projet Technopôle Angus, dans Rosemont-La-Petite-Patrie. Quand les dirigeants se trouvent sur place, ça nous permet de bâtir une vraie relation avec eux. Et ça assure la stabilité. Une entreprise ou un commerce local ne seront pas délocalisés demain matin...»
Et le Technopôle est vaste : il reste environ 60 000 pi² d'espace de bureau disponible dans la phase déjà construite, et plus de 1 million de pi² restent à construire. «On ne cherche pas des locataires qui occupent 100 000 pi²», soutient M. Yaccarini.
À lire aussi:
«On ne veut que des entreprises locales»
L'épicentre des PME créatives
«Nous inviterons les entreprises à rester, une fois incubées»
«On investit beaucoup dans les espaces communs»
Des locataires à échelle humaine, qui créent «une vraie famille, illustre M. Burnett, d'Antrev. Je les connais, et je leur fais confiance. Je leur demande toujours s'il leur manque quelque chose. C'est facile de donner et ça ne coûte pas grand-chose. C'est ce qui fait notre popularité. Ce serait vraiment idiot de ne pas les écouter.»
À titre d'exemple, ces promoteurs offrent des baux flexibles. Chez Quo Vadis, un bail peut courir sur un minimum de six mois dans l'espace de travail partagé Communauloft (bientôt renommé Q2), et les termes commencent à un an dans les espaces dits «réguliers». «Dans l'industrie, la norme est généralement de 5 à 10 ans, glisse Nathalie Voland. Et puis, nos baux sont aussi échangeables, et ils peuvent couvrir des espaces dans plus d'un de nos immeubles. C'est plus simple pour les employés qui habitent à proximité de leur travail. Quant aux prix au pied carré, poursuit-elle, ils sont 20 % de moins par rapport à la moyenne du marché.» Pour les quartiers centraux de Montréal, le prix moyen était de 14,54 $ le pi² au quatrième trimestre de 2 014, selon Colliers International.
Toutefois, le prix n'est pas l'argument principal. «Ce que j'entends de nos locataires, ajoute-t-elle, c'est "quel est le meilleur endroit pour venir travailler et pour attirer des employés".»
«Ce n'est vraiment pas seulement une question de prix. Nos loyers ne se rapprochent même pas du meilleur prix en ville, avoue Bruce Burnett alors que nous le rencontrons à ses bureaux, en plein coeur du Plateau Mont-Royal. Ici même, quand nous avons acheté l'immeuble en 1966, on avait baissé les prix pour remplir les locaux. Aujourd'hui, la clientèle a changé, maintenant, elle recherche la qualité de vie avant tout.»
Au Technopôle Angus, on met l'accent sur le rendement énergétique. Les immeubles sont certifiés LEED, et les économies sur le chauffage ou l'éclairage sont repassées aux locataires. Un rabais mensuel de plus ou moins 40 % sur ces charges, selon la SDA. «Nous louons à 16 $ du pi², explique Christian Yaccarini. Pour des bâtiments neufs, ça reste dans la moyenne. Mais quand il faut choisir entre deux bâtiments, c'est le milieu de vie qui fait la différence.»
Des arguments immatériels
Côté milieu de vie, le Technopôle Angus a des airs de Disneyland pour travailleurs. Dans ce quartier créé de toutes pièces, les employés ont un accès prioritaire à deux CPE, un tarif préférentiel au centre de conditionnement physique, et la STM a créé la ligne d'autobus 25 spécialement pour eux. À proximité, on trouve une SAQ, un spa, une épicerie et le «pôle santé» (un GMF et un CLSC). Les fermes Lufa y font la livraison de paniers de légumes à l'année, et offrent un rabais aux employés, alors que l'été, il y a un marché public tous les vendredis, et des food trucks s'y rassemblent.
La prochaine phase de développement prévoit la construction d'environ 300 unités d'habitation, dont plus de la moitié, selon ce qui est envisagé, sera offerte à des prix abordables et réservée aux travailleurs et aux familles du secteur. La formule demeure à l'état embryonnaire. «Nous travaillons avec Accès Condo, et nous recherchons une façon d'aider directement les futurs acheteurs, peut-être en nous engageant directement dans le financement des hypothèques», explique M. Yaccarini.
Et ce n'est pas tout. La SDA a même mis sur pied un service de recrutement pour les entreprises du Technopôle, un service géré désormais par la Corporation de développement économique communautaire locale [CDEC].
À lire aussi:
«On ne veut que des entreprises locales»
L'épicentre des PME créatives
«Nous inviterons les entreprises à rester, une fois incubées»
«On investit beaucoup dans les espaces communs»
Un service personnalisé
Les millions de pi² détenus ou gérés par Quo Vadis, le Technopôle Angus ou Antrev, leur permettent de répondre aux besoins d'agrandissement ponctuels ou permanents de leurs locataires.
«Un de nos clients, Productions Vox Populi [derrière l'émission Ici Laflaque notamment], décroche parfois des contrats pour de nouvelles séries. Quand ils en ont besoin, on leur loue un espace temporaire sur de courtes périodes, relate Nathalie Voland. Quand un autre de nos locataires, FoxMind [un fabricant de jeux éducatifs], a eu besoin de grandir, d'ajouter un entrepôt, on l'a transféré de notre Complexe Canal Lachine vers le Complexe Dompark. Ce sont seulement quelques exemples... Au moins 40 % de nos locataires on réalisé une expansion avec nous.»
Même flexibilité chez Antrev. Premium Beat, dont les bureaux se trouvent à un jet de pierre du bureau du président Bruce Burnett et de l'équipe d'Antrev, a emménagé depuis peu. Et puisque leurs anciens locaux étaient situés à l'étage supérieur, il a suffi d'emprunter l'escalier pour déménager. «L'entreprise a démarré avec quatre personnes et nous sommes aujourd'hui une trentaine, d'où le besoin d'espace, explique Alexandre Renaud, directeur des opérations. Beaucoup de gestionnaires d'immeubles sont très grands, et très froids. Ici, ils ont rénové très rapidement et dans le souci de préserver l'aspect patrimonial, précise-t-il, montrant les lourdes portes de métal, témoins de la vocation manufacturière de l'immeuble dans le passé.»
Synergie interentreprises
«Je ne crois pas aux incubateurs ou aux complexes qui réunissent des entreprises qui oeuvrent toutes dans le même secteur, confie Nathalie Voland. C'est le mélange des genres qui créent de la "magie". Je veux réunir des avocats, des ingénieurs, des OSBL et des artistes. Ça crée des destinations uniques, où on trouve tout, et où tout le monde peut échanger des conseils.»
Des mélanges inusités qui engendrent des unions fructueuses. Tous deux locataires au Complexe Griffintown, Le comptoir chocolat et l'usine CrossFit ont créé un produit énergétique qu'ils vendent aux athlètes. D'autres, comme Chocolats Geneviève Grandbois, Fourmi Bionique et Tango Photographie ont aussi déjà collaboré à des projets.
«Ça me fait toujours plaisir quand nos différents locataires unissent leurs forces, dit Christian Yaccarini avec une pointe de fierté dans la voix. Au Technopôle, nous avons un organisme, Insertech Angus, où des jeunes en difficulté s'insèrent sur le marché du travail en reconditionnant du matériel informatique. Plusieurs de nos locataires en sont clients. Et plein d'autres PME locataires ont déjà travaillé sur des projets communs, comme Alto Design, Flash Grafix, PMT ou Optasic. Au Technopôle, il y a un grand sentiment d'appartenance, et nos locataires se découvrent les uns les autres.»
Et si nos trois promoteurs éparpillés à travers Montréal jouent parfois les intermédiaires en organisant des soirées de réseautage par exemple, les unions ne sont pas toujours provoquées. «On l'apprend souvent par la bande, note M. Yaccarini.»
Ça prend quoi, pour créer un quartier de toutes pièces?
«Il n'y a pas de formule pour développer un quartier "complet", soit des lieux où l'on peut à la fois vivre, travailler, s'éduquer et se distraire, croit Andrée De Serres, titulaire de la Chaire Ivanhoé Cambridge d'immobilier de l'ESG UQAM.» Mais pour Nathalie Voland, s'il y a un exemple à ne pas suivre, c'est celui des premières phases de développement du quartier Griffintown. «Des tonnes et des tonnes de condos, c'est affreux. Beaucoup de promoteurs ne pensent qu'au rendement rapide de leur investissement. Ils ignorent les besoins de la collectivité. Le capitalisme à ses forces, mais il souffre souvent d'une vision à court terme. Je refuse de vivre dans une société où des Target mettent à la porte près de 17 000 personnes», dit la présidente de Quo Vadis.
Pour assurer le développement durable des quartiers, soutient Andrée De Serres, «les villes et les administrations doivent jouer un rôle central. Ce sont eux qui détiennent la baguette magique.»
Prix moyen du pied carré dans la métropole
Grand Montréal : 17,31 $
Centre-ville : 21,31 $
Quartiers centraux : 14,54 $
Banlieues : 13,10 $
Source : Colliers International, au 4e trimestre de 2014
Antrev en chiffres
> 1,5 M pi² gérés par Antrev dans une vingtaine de bâtiments, dont le tiers appartient entre autres à J.H. Gross Realties (famille Burnett)
> Taux d'occupation : environ 90 %
Quo Vadis en chiffres
> Abrite près de 500 PME
> Taux d'occupation des complexes Dompark et Canal Lachine : près de 100 %
> Complexe Canal Lachine : 365 000 pi²
> Complexe Dompark : 487 000 pi²
> Complexe Griffintown (où se trouve notamment l'incubateur Ecofuel) : 420 000 pi²
> Salon 1861 (en construction) : 32 000 pi²
Technopôle Angus en chiffres
> Phase existante du Technopôle Angus : 700 000 pi², 13 bâtiments, 55 entreprises et 2 300 travailleurs
> Prochaine phase du Technopôle Angus : 1 M pi² à construire, dont environ 450 00 pi2 pour des bureaux et 32 000 pi² pour des commerces, 1 500 travailleurs, quelque 300 logements et quatre places publiques
> Taux d'occupation : environ 90 %
Vous connaissez un promoteur ou un projet immobilier qui joue un rôle concret pour stimuler l'entrepreneuriat dans votre région ? Écrivez-nous !
À lire aussi:
«On ne veut que des entreprises locales»
L'épicentre des PME créatives
«Nous inviterons les entreprises à rester, une fois incubées»
«On investit beaucoup dans les espaces communs»