L'héritage empoisonné laissé par 160 ans d'industrialisation au Québec est difficile à mesurer précisément. Mais une chose est claire : les friches toxiques sont partout, et surtout en plein coeur des villes, à un jet de pierre des quartiers résidentiels. Les données ouvertes des gouvernements québécois et fédéral répertorient plus de 5 500 terrains toujours contaminés dans la province. Nous les avons regroupés sur une carte interactive exclusive, que vous pouvez consulter sur LesAffaires.com. Enquête sur un legs toxique.
Consultez notre carte interactive et notre enquête sur les terrains contaminés.
Dans les anciens quartiers ouvriers, les ports, sous la station-service du coin de la rue... Les terrains contaminés sont partout, démontre notre carte. Mais les géants historiques de l'industrie québécoise dominent le tableau : pétrolières, Hydro-Québec, chemins de fer, alumineries, forestières...
Aux quatre coins de la province, les poids lourds industriels ont créé des centaines de milliers d'emplois. Mais ils ont aussi laissé un vaste archipel de sites toxiques : hydrocarbures, BPC, plomb, mercure, cyanure, arsenic...
Sur notre carte en ligne, chaque point correspond à un terrain que les autorités considèrent toujours comme souillé. Chaque emplacement est enregistré dans le «Répertoire des terrains contaminés» québécois ou dans l'«Inventaire des sites contaminés fédéraux». Pendant six mois, Les Affaires a enquêté pour comprendre l'ampleur du problème, à raison de dizaines d'entrevues, de visites de terrain, de multiples demandes d'accès à l'information et en obtenant de nombreux documents confidentiels.
Au fil de ce dossier, nous vous présentons plusieurs cas. Le site contaminé d'Aleris, à Trois-Rivières, est un bon exemple du pire. Le ministère du Développement durable, de l'Environnement, de la Faune et des Parcs (MDDEFP) a pris le contrôle du terrain et confié sa garde à des vigiles et à leurs chiens. Avec Alcoa, puis le groupe métallurgique Corus, la Société générale de financement a été actionnaire pendant neuf ans de l'usine qui s'y trouvait. À cet endroit, plus de 24 000 litres d'hydrocarbures se sont infiltrés dans les eaux souterraines. Et, comme ses anciens partenaires, la société d'État québécoise refuse de financer le nettoyage.
Les Affaires s'est aussi penché sur le cas du Canadien National, qui multiplie les accrochages avec le MDDEFP. Le CN a même expulsé des inspecteurs du Ministère d'un de ses terrains en octobre.
Le public dans le brouillard
Notre enquête a également permis de constater l'épais brouillard dans lequel avance le MDDEFP lorsqu'il s'agit de protéger le public et l'environnement contre la pollution industrielle.
«On ne connaît pas l'envergure des terrains contaminés», dit Daniel Gill, professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal et auteur d'une étude en 2012 sur la réhabilitation de ces sites. Dans la plupart des cas, «l'inscription d'un lieu au Répertoire des terrains contaminés est volontaire», souligne-t-il. «Aucun propriétaire n'a intérêt à l'enregistrer.»
À l'inverse, des travaux de décontamination ont déjà été réalisés sur certains terrains sans que le MDDEFP en soit informé.
Interrogée au sujet de ses 34 sites contaminés aux BPC inscrits au Répertoire, Hydro-Québec affirme de son côté que «la majorité des dossiers est complétée». «Nous travaillons avec le MDDEFP à mettre le répertoire à jour», écrit la porte-parole Marie-Élaine Deveault dans un courriel à Les Affaires. La société d'État ne nous a pas fourni de preuves de décontamination et n'a pas pu dire combien de ses sites elle considère toujours pollués, malgré nos demandes répétées.
«C'est sûr qu'on n'a pas un portrait global», convient Renée Gauthier, chef de division, orientations et développement au service des lieux contaminés et des matières dangereuses du Ministère. «On n'a pas choisi d'exiger que tous les gens ayant un terrain contaminé viennent nous le dire, explique- t-elle. Dans le cas contraire, il y aurait eu une logistique complexe pour garder le contrôle.»
En gros, seuls les terrains industriels sont à déclaration obligatoire. Et notre enquête démontre que, même sur ces sites, l'information arrive au compte-goutte, et leur décontamination peut facilement prendre plus de 10 ans.
Plusieurs des substances présentes dans ces sites sont pourtant cancérigènes, voire carrément toxiques. «Ce sont des contaminants avec des effets très graves sur la santé publique, particulièrement celle des enfants, dit Maryse Bouchard, professeure adjointe au Département de santé environnementale et santé au travail à l'Université de Montréal et chercheuse à l'hôpital Sainte-Justine. Et c'est quelque chose qu'on peut éviter.»
Québec manque d'information sur les terrains contaminés de la province, pense aussi Émilien Pelletier, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écotoxicologie marine de l'Université du Québec à Rimouski. «C'est essentiel de savoir où ils sont et de les caractériser beaucoup mieux qu'en ce moment.»
Les propriétaires qui omettent de mettre à jour les informations sur leurs terrains sont en infraction. Selon la Loi sur la qualité de l'environnement, «les industriels doivent remettre un rapport accrédité par un expert» une fois les travaux de décontamination réalisés.
Mais le MDDEFP use rarement des moyens légaux à sa disposition pour s'assurer de l'exactitude des informations sur les terrains contaminés. Les fonctionnaires réactivent surtout les dossiers «oubliés» lorsque la propriété change de mains ou d'usage, dit Mathieu Marchand, responsable du pôle industriel au Ministère. «Quand il y a des pressions exercées par des promoteurs ou des consultants, qui veulent approcher le propriétaire du terrain, on a des appels pour faire la mise à jour.»
Le ministre ne commente pas
Les Affaires a contacté l'attachée de presse d'Yves-François Blanchet, ministre du Développement durable, de l'Environnement, de la Faune et des Parcs. Après avoir fortement insisté, nous nous sommes fait promettre une entrevue. Mais le cabinet a reculé par la suite. Selon Catherine Salvail, le ministre «salue» notre démarche. «Ce dossier l'interpelle particulièrement, puisqu'il peut engendrer des conséquences importantes pour la santé des citoyens, notamment par son impact sur la nappe phréatique, mais aussi la proximité des résidents des secteurs touchés avec des matières toxiques», écrit-elle dans un courriel, plus de deux mois après notre première demande d'entrevue. «Dans le plus grand respect pour la complexité et l'ampleur du travail que vous avez effectué, le ministre ne croit pas pouvoir aller au fond des questions que vous aurez certainement, avant d'avoir pu prendre connaissance de votre dossier.»
Maintenant que notre enquête est publiée, la balle est dans le camp du ministre.