Une nouvelle politique anticorruption adoptée sans consultations formelles au printemps dernier par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) suscite un tollé dans le monde des affaires, en plus de soulever des questions sur l'avenir de SNC-Lavalin, qui dirige un des trois consortiums en lice pour la construction du nouveau pont Champlain.
En vertu du nouveau «cadre d'intégrité» de TPSGC, plus gros acheteur de biens et services d'intérêt public du pays, toute entreprise trouvée coupable de corruption, collusion, fraude ou d'une série de 15 autres crimes sérieux sera radiée pour 10 ans de ses appels d'offres. Et ce, même si l'entreprise corrige le tir entre-temps.
Le cadre d'intégrité s'applique non seulement aux infractions du soumissionnaire ou d'un des membres de son conseil d'administration, mais aussi «à toute personne ou autre entité qui, directement ou indirectement, en vertu de la loi ou de fait, contrôle l'entreprise», indique TPSGC. Cela comprend les entreprises affiliées et les membres de leur CA, précise l'organisme. Cela pourrait donc inclure de hauts dirigeants de l'entreprise qui ne sont pas membres du CA, nous a précisé TPSGC dans un courriel.
Si on salue la volonté d'Ottawa de s'attaquer au fléau de la corruption, la critique est quasi unanime contre cette politique jugée mal conçue et trop sévère.
«Le coeur est à la bonne place, mais l'intelligence n'y est pas, commente Yvan Allaire, président de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques. On risque de tout paralyser.»
Le nouveau cadre «aura pour effet pervers de tuer des emplois, des investissements et de réduire la concurrence», clament de leurs côtés John Manley, président du Conseil canadien des chefs d'entreprise, et Martin Lavoie, directeur des politiques chez les Manufacturiers et exportateurs du Canada. Les deux organismes, ainsi que l'Association canadienne de la technologie de l'information sont en train de monter une coalition pour modifier la politique.
Même Transparency International Canada la juge trop sévère. «On essaie d'écraser une mouche avec un marteau», ilustre son président, Peter Dent. «La politique manque de flexibilité, mais cela dit, nous félicitons le gouvernement de lancer le débat», nuance-t-il.
En rendant la radiation irrévocable même si l'entreprise pose des gestes pour remédier à la situation, le Canada devient plus sévère que les États-Unis et l'Union européenne. En outre, les entreprises accusées aux États-Unis peuvent signer une entente de poursuite différée avec le gouvernement, ce qui n'est pas le cas ici. «Cela veut dire que les canadiennes seront désavantagées par rapport aux américaines», signale Martin Lavoie.
Portée mal définie
Avocate chez McCarthy Tétrault, Brenda Swick déplore le manque de clarté du cadre. «Je reçois une foule d'appels de clients qui ne comprennent pas ce que dit le cadre sur la question des sous-traitants. TPSGC indique qu'elle n'applique pas son cadre aux sous-traitants, mais en revanche, elle demande à l'entrepreneur principal de soumettre ses sous-traitants aux mêmes conditions. Qu'est-ce qui arrive si le sous-traitant est trouvé coupable ? Quelle est la procédure ? Qu'est-ce que doit faire l'entrepreneur ? Le cadre ne le dit pas», précise-t-elle.
«Quand on fait une politique d'une telle envergure, il faut être clair et bien en comprendre la portée et les ramifications», ajoute- t-elle. Ottawa aurait mieux fait de s'inspirer du cadre américain, selon elle.
Chose certaine, la portée de 10 ans est plus longue que celle des cinq ans prévus par la loi 1 du Québec. La Banque mondiale place la radiation à 10 ans, mais est plus flexible et transparente, soulignent Mme Swick et M. Allaire.
De son côté, Martin Lavoie dénonce fortement trois dispositions : l'inclusion des sociétés soeurs à l'étranger d'un soumissionnaire ; la rétroactivité de 10 ans pour infractions ; et l'impossibilité pour les entreprises de faire amende honorable. «Des entreprises décideront peut-être de quitter le pays si elles savent qu'elles ne peuvent rien faire pendant 10 ans», ajoute John Manley.
Une des entreprises les plus menacées dans l'immédiat est Hewlett-Packard : le mois dernier, elle a plaidé coupable à des accusations de corruption aux États-Unis. Elle compte plus de 2 000 employés en Ontario. TPSGC refuse de dire si elle a été radiée, la liste n'étant pas publique. En outre, une entreprise ne saura si elle est radiée qu'après avoir soumissionné à un contrat, et pas avant.
SNC-Lavalin en première ligne
Au Québec, tous les regards se portent sur SNC-Lavalin.
Ce fleuron québécois, qui a été radié des contrats de la Banque mondiale jusqu'en 2023, vient de mettre en place une foule de contrôles pour faire échec à la culture de corruption qui régnait en son sein.
SNC est très à risque d'une radiation. Pas parce que son ex-président Yves Duhaime est accusé de fraude (le fait qu'il a été mis à pied sauverait l'entreprise, selon les opinions obtenues), mais parce que la GRC s'apprête à porter des accusations contre elle, à la suite de plusieurs années d'enquêtes sur ses agissements au Canada, au Bangladesh et en Libye. Son ex-vice-président construction, Riadh Ben Aïssa, vient d'être trouvé coupable en Suisse d'avoir fait 130 millions de dollars de paiements illicites pour des contrats en Libye. D'ailleurs, voilà deux semaines, SNC-Lavalin a perdu un appel d'offres pour le renouvellement d'un contrat de 9,6 milliards de dollars, pouvant aller jusqu'à 22 G$, avec TPSGC pour l'entretien de 3 800 bâtiments fédéraux. Drôle de hasard, commentent plusieurs.
SNC-Lavalin a refusé de commenter le nouveau cadre de TPSGC. Toutefois, en entrevue éditoriale au Globe and Mail, son président et chef de la direction, Robert Card, l'a qualifié de «hachoir à viande» et a dit que, si son entreprise était trouvée coupable au Canada, elle serait menacée de démantèlement ou de passer à des intérêts étrangers.
Cela dit, le cadre d'intégrité, même s'il ne prévoit pas de décision discrétionnaire, stipule qu'une entreprise peut être exclue de la radiation pour des questions d'intérêt public si aucun autre fournisseur ne peut exécuter le contrat ; s'il y a une urgence ; ou si la sécurité nationale, la santé et sécurité ou un préjudice économique sont en jeu.
Pour Paul Kalyta, professeur adjoint en gouvernance d'entreprise de la Faculté de gestion Desautels de l'Université McGill, cette exception rend le cadre tout à fait acceptable : «Cela fait des années que les entreprises savent que la corruption n'est plus tolérable et que le risque d'atteinte à la réputation est élevé», dit-il.
14 G$: Montant que Travaux publics et Services gouvernementaux Canada injecte chaque année dans l'économie canadienne
140: Nombre de ministères et d'organismes fédéraux qui ont recours à TPSGC pour l'octroi de contrats 39 %: Pourcentage des contrats accordés aux PME (hormis les achats de matériel militaire)
50 000: Nombre de contrats ou de modifications de contrats octroyés chaque année par TPSGC
Source : TPSGC, Rapport 2014-2015 sur les plans et priorités