Commerce n'avait jamais fait le portrait de son propriétaire, Rémi Marcoux, sans doute le patron de presse le moins connu du pays. Il avait toujours refusé nos invitations: le centième anniversaire de Commerce et les succès de Transcontinental, qui devrait atteindre les 2 milliards de dollars de revenus d'ici 2001, l'ont convaincu de jouer le jeu.
"Pour expliquer son succès, Wayne Gretzky dit qu'il patine dans la direction où il pense que la rondelle ira", dit Rémi Marcoux. Le président du conseil et chef de la direction de Transcontinental explique ainsi ce qui, selon lui, fait un bon entrepreneur: l'intuition.
De l'intuition, ce Beauceron de 58 ans en a eu en 1976 quand, avec deux associés, il a racheté une imprimerie de Saint-Laurent pour la spécialiser dans la circulaire, un marché à ses premiers balbutiements. Vingt-deux ans plus tard, l'actionnaire de contrôle de Transcontinental fait partie du petit cercle d'entrepreneurs d'ici qui ont bâti solide et grand. Son entreprise, engagée dans l'impression, la distribution, l'édition et les nouvelles technologies de l'information, atteint des ventes annuelles de 1,3 milliard de dollars et s'est fixé le 2e milliard comme objectif pour 2001. Le Groupe, dont le siège social est situé à Montréal, emploie plus de 9 000 personnes et possède une quarantaine d'usines et d'ateliers au Canada, aux États-Unis et au Mexique.
Transcontinental est le premier imprimeur au Canada dans les marchés de la circulaire, du livre et du marketing direct, et un excellent deuxième dans le commercial, soit les magazines, les catalogues, les annuaires, les brochures et les rapports annuels. Au total, il est le dixième imprimeur en Amérique du Nord.
L'an dernier, l'imprimeur a réussi deux grands coups. Il a d'abord effectué la plus importante transaction de son histoire, l'achat d'Imprimerie Interweb, une entreprise très convoitée qui imprime notamment The Globe and Mail à ses usines de Boucherville et de Mississauga, en banlieue de Toronto, et dont les revenus annuels dépassent les 120 millions de dollars. Le mois suivant, Rémi Marcoux annonçait l'acquisition de Refosa, l'un des principaux imprimeurs de circulaires au Mexique, une première incursion hors du Canada et des États-Unis.
Transcontinental, c'est plus que des imprimeries. Le Publi-Sac accroché chaque semaine à 5,2 millions de portes au Québec et en Ontario, les 90 000 exemplaires du journal LES AFFAIRES, les 52 hebdos dont 33 dans la région de Montréal, les 915 000 exemplaires à chaque tirage d'une vingtaine de magazines différents, les nouveaux annuaires téléphoniques en quadrichromie, des millions de disques compacts audio et de cédéroms sont autant de produits qui portent la signature "Transcontinental".
"En cette époque des mécaniciens de la gestion, Rémi Marcoux est probablement l'un des derniers grands entrepreneurs de Québec inc., confie Claude Dubois, son associé de la première heure. Il cherche toujours la bonne affaire pour faire grandir son entreprise et augmenter l'offre de service à ses clients."
De Saint-Elzéar à Transcontinental
L'histoire commence à Saint-Elzéar-de-Beauce. Les origines de Rémi Marcoux sont à la fois terriennes et commerçantes. Son père vend sa ferme en 1945 pour ouvrir un magasin général dans le village. Toute la famille vit du commerce, 24 heures sur 24. Très jeune, Rémi Marcoux retient de son père qu'en affaires, l'important c'est le client. Chez ce dernier, cela prenait la forme d'un service hors du commun. "Quand un client appelait à la maison pour savoir à quelle heure le magasin ouvrait, on devait répondre: "À quelle heure pouvez-vous passer?""
Son père meurt jeune, à 39 ans. Rémi Marcoux abandonne ses études classiques pour se spécialiser en électronique. Il travaille ensuite comme technicien tout en poursuivant ses études le soir à l'École des Hautes Études Commerciales. Il obtient son diplôme de comptable agréé en 1969. Entre-temps, il commence à travailler chez Quebecor, comme contrôleur général, et devient par la suite directeur général des Messageries Dynamiques.
En juin 1975, Rémi Marcoux, alors vice-président à l'exploitation de Quebecor, décide de fonder sa propre entreprise. En décembre, avec Claude Dubois et André Kingsley, deux diplômés des Arts graphiques ayant surtout fait leurs classes chez Abitibi Price, il reprend Trans-Continental en offrant aux propriétaires "30 cents dans la piastre". L'offre est acceptée. L'imprimerie de Saint-Laurent donnera son nom, moins le trait d'union, au futur Groupe Transcontinental.
"Rémi a toujours voulu fonder une entreprise. Il l'a calquée sur ses propres valeurs comme le respect des employés et des partenaires, un service aux clients au-delà des attentes, et le travail bien fait", raconte Claude Dubois.
Toujours plus vite
"Rémi, c'est plus, plus et toujours plus", ajoute Alain Guilbert, qui a été président de Publications Transcontinental pendant cinq ans. "Cet homme-là travaille comme il skie: il choisit toujours la pente la plus difficile, aime le hors-piste, et se donne jusqu'à l'épuisement. Un jour, dans le Colorado, on a dû le forcer à s'asseoir, il allait trop loin!"
André Kingsley trace le même portrait du pêcheur: "Le premier sur la rivière le matin, le dernier à en revenir le soir! Entier et persistant."
Au siège social de la Place Ville-Marie, il réunit les employés tous les mois, à l'occasion d'un petit-déjeuner, pour leur parler des derniers événements ou projets de leur entreprise. On se souvient des fois où il s'est présenté en sheik arabe ou en monseigneur, Halloween oblige. L'homme adore parcourir le plancher des usines, discuter avec la réceptionniste, un pressier, un journaliste. Bref, pratiquer ce qu'il appelle le "managing by walking around". Il en a moins le temps aujourd'hui mais ne rate jamais une occasion.
"Quand il est au siège social, on est tous en stand-by, avoue un collaborateur. C'est un véritable tourbillon, qui gère par contact direct. Il entre dans ton bureau, s'informe de ton travail, demande ton opinion. Il peut être aussi très exigeant et perfectionniste. Pour lui, tout est possible. Il y a un peu de pensée magique dans ces grands entrepreneurs!"
S'il aime consulter, Rémi Marcoux fait aussi partie des gens que l'on consulte. "Je ne connais personne qui possède aussi bien que lui son secteur d'activité", assure Guy Bisaillon, premier vice-président au Québec de la Banque Scotia. "Il entretient des relations personnelles très fortes", dit André Lesage, président de Samson Bélair Deloitte & Touche.
"Un habile négociateur mais honnête sur toute la ligne", assure Pierre Bossé, fondateur, président et chef de la direction d'Uniprix, qui n'oubliera pas comment le fondateur de Transcontinental a accepté de reporter de six mois des paiements pour aider Uniprix à traverser une période difficile en 1986.
Fidèle à ses amis et à ses clients, Rémi Marcoux a de la difficulté à se séparer de ses collaborateurs. "Il aime prendre les gens sous son aile et cela peut devenir intimidant, dit un ami de longue date. Il est parfois ambivalent parce qu'il aime également donner de l'autorité à ses collaborateurs. Au fond, il agit en père de famille, au bureau comme à la maison."
Les valeurs du fondateur se répercutent sur toute l'entreprise. En 1997, The Financial Post a classé Transcontinental parmi les 50 premières entreprises au pays au chapitre de la performance sociale qui inclut, entre autres, les dons et commandites, les réalisations environnementales, ainsi que la santé et sécurité au travail.
Le roi de la circulaire
Sa grande intuition de départ, ce sont les circulaires, un marché que les imprimeurs traditionnels servaient peu ou mal: "On imprimait alors des circulaires en noir et blanc sur du papier journal, se rappelle-t-il. Nous avons innové, car nous avons été les premiers au Canada à acquérir une nouvelle presse qui imprimait des produits nouveaux et de qualité pour les détaillants. Dès lors, ça a été une ascension vertigineuse."
À ce moment, le maillon faible de la chaîne, c'était la distribution. Les grandes chaînes cherchaient depuis longtemps de nouvelles options - autres que les quotidiens et la poste - pour une distribution totale et de qualité. Tablant sur sa crédibilité d'imprimeur, Transcontinental décide de mettre sur pied un service de distribution de porte en porte avec comme partenaire Maurice Daigle, qui présidera le secteur de la distribution pendant près de 20 ans. Nous sommes en 1978.
Aujourd'hui, la distribution publicitaire touche plus de 5 millions de foyers dans trois provinces et constitue un atout unique pour Transcontinental. Des technologies de pointe permettent d'indiquer aux détaillants la provenance de leurs clientèles et de cibler le contenu du Publi-Sac d'une rue à l'autre. Année après année, les enquêtes de consommation montrent que les circulaires comptent plus dans les décisions d'achat des consommateurs que la télévision ou les quotidiens et que les gens préfèrent de loin les recevoir par le Publi-Sac. Transcontinental implante la formule en Ontario où le Ad-Bag est distribué à plus de 2,5 millions de foyers. La concurrence des Metroland et des Netmar, qui défendent leur territoire, est féroce.
"Le Publi-Sac a changé notre manière d'annoncer, confirme Pierre Bossé. Les circulaires représentent jusqu'à 60% de notre publicité. Leur qualité et la ponctualité des livraisons est essentielle", dit le président d'Uniprix, qui ne reproche qu'une chose à Rémi Marcoux: un swing de golf encore trop modeste!
Rémi Marcoux mise aussi sur la circulaire pour s'imposer au Mexique grâce à l'acquisition de 51% de Reproducciones Fotomecanicas (Refosa). "Le marché mexicain ressemble beaucoup au marché québécois des années 70, déclare-t-il. Il y a un potentiel de développement considérable pour nous. Nous avons l'intention d'y devenir le principal imprimeur de circulaires et d'y créer un réseau de distribution comme au Canada."
La presse économique
En 1979, Rémi Marcoux réussit un autre coup de maître qui lui permettra de bâtir son secteur de l'édition: le rachat du journal Les Affaires alors imprimé par Transcontinental. Le propriétaire décédé, le journal est en train de faire faillite et doit 60 000 dollars à son imprimeur. À l'aube de Québec inc., Rémi Marcoux voit tout le potentiel de développement de cette publication. Malgré une situation financière serrée, il décide de l'acheter et de payer les trois semaines de retard aux employés.
"Les Affaires était le seul journal francophone à caractère économique et il n'était pas question qu'il disparaisse, raconte-t-il. Nous aurions fait rire de nous dans tout le Canada! Avec mes associés, j'ai posé là un geste politique et patriotique. Par la suite, nous avons réorganisé le journal avec Claude Beauchamp comme partenaire. Claude a su attirer des gens de qualité comme Jean-Paul Gagné, l'actuel éditeur et rédacteur en chef, pour mener à bien notre mission de refléter la nouvelle réalité économique du Québec."
L'avenir lui a donné raison. "C'était une période vibrante; la communauté économique du Québec prenait son envol et avait besoin d'un outil de presse bien à elle", se souvient Michel Lord, ancien président de la division des publications économiques, aujourd'hui vice-président aux communications et aux relations publiques chez Bombardier. Aujourd'hui, le journal Les Affaires se vend à plus de 90 000 exemplaires par semaine et est devenu le véhicule économique par excellence au Québec. "Un grand succès de presse au Canada", affirme André Préfontaine, président de Publications Transcontinental.
Depuis, Transcontinental s'est bâti une crédibilité dans l'édition en se concentrant sur trois créneaux principaux: l'économie avec Commerce, Affaires PLUS, le magazine PME et LES AFFAIRES; le sport avec The Hockey News et les acquisitions américaines récentes de Hockey Business News et Preview Sports; enfin, les 50 ans et plus, avec Le Bel Âge au Québec et Good Times dans le reste du Canada.
"Personne ne voulait aller dans le segment du troisième âge, rappelle Claude Dubois. Encore une fois, Rémi Marcoux a fait preuve de vision. Même chose pour l'hebdomadaire culturel Voir. Ce journal n'entrait pas dans les créneaux de la presse économique que privilégiait alors Transcontinental. Rémi a alors décidé d'y investir personnellement et m'a convaincu de le faire. Il a saisi qu'il y avait quelque chose là et avait été impressionné par les qualités d'homme et d'éditeur du fondateur de Voir, Pierre Paquet."
"Rémi Marcoux est fortement attaché à l'édition qu'il considère comme un domaine stratégique, explique André Préfontaine. D'ailleurs, il veut doubler la taille du secteur avant la fin de l'an 2000." L'entreprise cherche activement à acquérir des publications. Au Canada bien entendu, aux États-Unis, mais aussi au Mexique, où elle vient de poser le pied.
Le défi américain
Au début des années 80, c'est par plusieurs millions d'exemplaires que chaque mois, Transcontinental exportait aux États-Unis les circulaires quatre couleurs de ses clients, notamment K-Mart USA. L'imprimeur de Saint-Laurent y était déjà connu comme un précurseur et un innovateur. Aujourd'hui, Transcontinental produit ou exporte aux États-Unis le quart du chiffre d'affaires de ses imprimeries. Transcontinental a essayé de produire directement aux États-Unis un volume plus important de catalogues et de magazines en acquérant une participation de 19,9% dans Amersig Graphics en 1994, mais a choisi de se retirer et de ne pas exercer son option d'achat sur le reste des actions.
"Mauvais timing, explique Rémi Marcoux: nous devions améliorer la rentabilité de l'entreprise au moment où le prix du papier augmentait et où l'offre dépassait la demande sur le marché. Heureusement, nous avions eu la sagesse de prendre une simple participation minoritaire et nous avons eu le courage de nous retirer. Une décision qui faisait mal mais qui, à long terme, s'est révélée bénéfique."
Rémi Marcoux considère qu'un échec peut apporter beaucoup à une entreprise: "J'ai commis des erreurs et j'en commettrai d'autres, enchaîne-t-il. L'important, c'est d'en tirer des leçons. C'est ainsi que nous avons choisi de percer le marché américain avec des créneaux prometteurs, comme le marketing direct ou les annuaires téléphoniques. Nous restons à l'affût d'acquisitions mais entre-temps, avec la transmission électronique, il est moins nécessaire d'être sur place pour desservir nos clients américains."
À ceux qui le trouvent trop "frileux", Rémi Marcoux répond qu'il ne veut pas risquer la bonne santé financière du Groupe: "J'ai déjà vécu des récessions, je sais combien une bonne base financière compte dans notre industrie."
L'autre grand défi
En plus de l'expansion de la distribution en Ontario, de l'ouverture mexicaine et de la pénétration ciblée du marché américain, l'autre grand défi est l'avenir de Disque Améric, l'un des plus importants fabricants de disques compacts en Amérique du Nord. Véritable Eldorado pour Transcontinental au milieu des années 1990, l'entreprise ressent actuellement la surcapacité de production de l'industrie du disque compact à l'échelle mondiale.
"L'usine de Drummondville est rentable, affirme Benoît Dubé, analyste chez C.M. Oliver, mais pas les deux usines américaines de Modesto et de Miami, qui fonctionnent à sous-capacité. Les marges ont fondu et les prix ont chuté de 16% en 1997. La situation est difficile."
Pour les analystes, Transcontinental n'a guère le choix: elle doit conclure une alliance stratégique pour renforcer sa position dans le secteur, ou bien céder les usines américaines, voire l'ensemble de Disque Améric. Avec des ventes annuelles d'environ 150 millions de dollars, Disque Améric représente près de 5% des revenus de Transcontinental, qui n'en est propriétaire qu'à 51%.
Rémi Marcoux est catégorique: "J'ai déjà mentionné que le statu quo était inacceptable. Nous travaillons fort à améliorer la rentabilité et nous allons participer à la consolidation en cours dans cette industrie. Nous avons vécu le même phénomène dans l'imprimerie et nous nous en sommes très bien tirés. J'ai confiance. C'est une question de temps."
Un homme de famille
Malgré sa taille, Transcontinental reste une entreprise de type familial, reflétant ainsi la principale valeur de son fondateur. Au Mexique, entre deux options d'achat, son choix s'est porté sur Refosa, propriété de deux familles et dont la seconde génération avait pris les rênes. "Pour racheter Interweb, Rémi a posé deux conditions, raconte René Hétu, le fondateur de l'imprimerie. Il voulait 100% des actions et que mes deux fils restent dans l'entreprise pour apporter leur savoir-faire au Groupe."
"Le plus important et le plus méconnu de ses conseillers, c'est Carmelle, sa femme, poursuit Claude Dubois. Elle l'a toujours appuyé dans les décisions importantes qu'il a prises. Il a une confiance totale en son jugement."
Deux des enfants Marcoux participent déjà aux affaires de l'entreprise: Nathalie, comptable agréée, travaille dans l'équipe de réingénierie, et Isabelle, avocate, au Service juridique du siège social. Quant à Pierre, il termine sa maîtrise en journalisme aux États-Unis. Et l'un des gendres, François Olivier, gère un regroupement d'imprimeries dans la région de Montréal.
"Nous tenons régulièrement un conseil de famille où nous discutons de l'entreprise, précise Rémi Marcoux. J'aimerais que mes enfants y jouent un rôle et se réalisent au sein de Transcontinental, mais ils devront faire leurs preuves et gravir les échelons, comme n'importe qui. Le défi de la relève, c'est aussi celui de nos 9 000 employés, de la base jusqu'au sommet. Je ne suis pas inquiet: il y a du monde fort partout."
Selon Rémi Marcoux, le modèle d'affaires beauceron n'est pas étranger au succès de Transcontinental: "Il s'agit en fait de qualités et d'habiletés très simples, comme la volonté de réussir, le travail d'équipe, le plaisir du travail bien fait et la ténacité."
Au pays qui nous a donné les petits gâteaux Vachon, Canam Manac, Procycle, MAAX et Transcontinental, on partage un autre trait de caractère: l'absence totale de complexes.
*Texte publié dans le magazine Commerce en décembre 1998.