Michael Sabia vient de franchir le cap des six ans à la tête de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Six années au cours desquelles il aura piloté un spectaculaire redressement de l'institution. À l'occasion d'une rare entrevue, le président et chef de la direction nous livre sa stratégie à long terme pour le bas de laine des Québécois.
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Les Affaires - Vous dirigez la Caisse de dépôt depuis 2009. Quelle est votre principale contribution à son repositionnement ?
Michael Sabia - Nous avons développé une nouvelle équipe, qui croit profondément à nos stratégies d'investissement. Nous investissons dans des actifs de grande qualité, ancrés dans l'économie réelle. Nous avons laissé tomber l'idée de battre les indices comme point de départ pour nos investissements. Nous misons sur la recherche en profondeur. Ce sont les opérations d'une entreprise qui créent de la valeur. Nous essayons aussi de clore ce débat de jésuites entre la contribution économique de la Caisse au Québec et le rendement de la Caisse. Et peut-être avons-nous démontré qu'il est possible de faire des investissements rentables qui contribuent au développement économique du Québec. Il n'y a pas d'opposition entre les deux.
L.A. - Pourquoi la Caisse tient-elle tant à s'engager dans les infrastructures à titre de gestionnaire de projets, comme elle le fait dans l'immobilier ?
M.S. - Notre stratégie découle d'une analyse de l'avenir de la catégorie des investissements à revenu fixe [comme les obligations]. Étant donné la politique monétaire actuelle, qui prévaudra probablement pendant une bonne période de temps, la capacité de produire des revenus intéressants d'un portefeuille de revenus fixes est minime. Nous sommes passés d'un environnement dans lequel les revenus fixes généraient des rendements annuels de 6 à 9 % à un environnement où ce rendement oscille entre 0 et 2 %. Comme nous avons un portefeuille d'environ 60 milliards de dollars en revenus fixes, il fallait trouver une façon de compenser la perte de rendement. Nous cherchions une catégorie d'actifs qui n'est pas hautement risquée, dans laquelle la probabilité de perte de capital est minime et qui génère beaucoup d'argent. Autrement dit, les infrastructures. Et comment nous démarquer ? En gérant des projets.
L.A. - Quel est le risque associé à la gestion d'infrastructures ?
M.S. - Au Québec, la question est de savoir si nous serons en mesure d'établir avec les maires et les municipalités un consensus, par exemple sur le tracé des infrastructures. Si nous n'avons pas de consensus, il sera impossible de faire ces investissements. À l'extérieur du Québec, il faut savoir s'il y aura un intérêt pour un tel modèle. J'étais récemment aux États-Unis, où j'étais invité à présenter notre stratégie à des gouverneurs, des maires et des entreprises. La réaction a été bonne. Tout semble indiquer que cela peut être très intéressant, mais on a du travail à faire.
L.A. - Ce travail, est-ce pour déterminer le potentiel de rentabilité réel ?
M.S. - Nous sommes convaincus que c'est possible de gérer ces projets pour obtenir un rendement raisonnable. En ce qui concerne le nouveau pont Champlain par exemple, il y aura plusieurs stations de transport collectif. Mais je pense qu'avec un stationnement, une offre de services plus élaborée, comme des activités de commerce de détail, il y a une façon d'obtenir un rendement supplémentaire.
L.A. - Comment allez-vous pousser plus loin la culture de la gestion des risques à la Caisse ?
M.S. - On a déjà fait beaucoup de choses. On a des outils d'analyse, les experts métiers, les comités... À l'avenir, notre stratégie s'appuiera sur la qualité de nos recherches. Nous faisons une radiographie des entreprises ou des projets dans lesquels nous investissons, pas seulement une photographie. Et nous avons un service de radiographie, c'est notre équipe de recherche. Il faut par exemple bien comprendre comment le Canadien National (CN) exploite son réseau, car il est au coeur de son modèle de rentabilité.Les tests de tension sont aussi essentiels. On peut simuler une crise européenne, des taux d'intérêt qui demeurent bas pendant encore 10 ans ou l'effondrement du prix du pétrole. Nous sommes capables de comprendre comment le portefeuille global de la Caisse réagit, afin d'évaluer sa robustesse et sa résilience.
Ensemble, ces deux approches nous procurent une bonne façon de gérer nos risques.
L.A. - Cela signifie-t-il qu'une crise comme celle du papier commercial adossé à des actifs (PCAA) ne pourrait plus se produire ?
M.S. - Wow ! La façon dont vous posez la question est extrême ! Est-ce que c'est moins probable ? Absolument, pour toutes sortes de raisons, dont la rigueur de notre processus et l'importance des comités de gestion des risques. Dans le cas des PCAA, quelques gestionnaires avaient pris la décision par eux-mêmes de faire cette transaction. Aujourd'hui, une telle chose serait impossible.
L.A. - Jusqu'où la Caisse de dépôt est-elle prête à aller pour faire en sorte que les sièges sociaux restent au Québec ?
M.S. - C'est le développement de nos entreprises qui compte. Par exemple, à l'été 2012, Lowe's voulait acheter Rona. Notre réaction a été : non, ce n'est pas le bon moment, parce que cette société a du potentiel. L'objectif n'était pas juste de démontrer au marché que nous étions capables d'amplifier l'importance de notre position, ce que nous avons fait. Maintenant, nous observons un redressement remarquable de Rona. C'est pour cela que je parle de développement. Notre objectif était de développer cette société. Parce que, dans le monde actuel, c'est la performance qui compte. Il faut bâtir l'avenir de notre économie sur des sociétés performantes.
L.A. - Manac, dans laquelle la Caisse a une participation de 12 % (selon le plus récent rapport annuel), envisage de se mettre en vente. Le même raisonnement pourrait-il s'appliquer à cette entreprise ?
M.S. - Aujourd'hui, je ne peux pas commenter ce dossier, car je ne suis pas au courant de tous les détails.
L.A. - Au 31 décembre 2014, la Caisse avait des actifs de 60 G$ au Québec. Y a-t-il une limite à vos investissements dans la province, vu la petite taille de l'économie québécoise ?
M.S. - Non. Peut-être dans l'avenir, mais actuellement, nous n'avons pas de limite au Québec. Cela dépend bien entendu de la qualité des occasions. Notre mission de base est bien connue : le rendement et le développement économique du Québec. Pour l'instant, ça fonctionne très bien. Les investissements que nous avons faits ici sont parmi les plus performants du portefeuille global de la Caisse.
L.A. - Cela explique-t-il votre stratégie de contribuer à développer de nouveaux fleurons au Québec ?
M.S. - C'est un sujet important. Un de nos objectifs est donc de cibler les nouveaux fleurons. Nous avons investi dans plusieurs entreprises au fil des ans pour les aider à se mondialiser, comme CGI, WSP, Agropur, Héroux-Devtek ou Garda. Le Québec est une très petite économie à l'échelle internationale. C'est pourquoi il faut faire des choses pour encourager le développement d'une vision mondiale parmi nos entrepreneurs et les pdg des sociétés québécoises.
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L.A. - Les noms que vous avez mentionnés sont des moyennes et grandes entreprises. La Caisse peut-elle également cibler les petites entreprises ?
M.S. - Nous avons besoin d'une stratégie pour encourager le développement de la nouvelle économie québécoise. Christian Dubé [premier vice-président, Québec, à la Caisse de dépôt] est en train de développer une stratégie à ce sujet. Il y a un gros problème au Québec : le rythme de création de nouvelles sociétés. Ce rythme n'est certainement pas celui observé aux États-Unis. Il faut trouver une façon d'accélérer la création de nouvelles entreprises. C'est peut-être la chose la plus importante. Il est possible que 25 %, 30 % ou 40 % de ces entreprises échouent. Mais 50 % d'autres survivront. Il y a un processus qui est puissant dans le monde, «la destruction créatrice». Nous vivons à l'ère de Joseph Schumpeter [économiste autrichien (1883-1950) qui a conçu cette théorie]. La destruction créatrice est le moteur de l'évolution de notre économie. C'est ma perspective sur l'économie québécoise : il faut faire la même chose.
L.A. - La Caisse veut devenir une institution d'investissement qui «sera parmi les meilleures du monde» d'ici 2020. Comment comptez-vous y arriver ?
M.S. - Pour réaliser notre ambition, il faut d'abord que nos employés figurent parmi la crème des investisseurs institutionnels à long terme dans le monde. Je souhaite aussi que la Caisse soit perçue comme un des principaux partenaires du monde, qui travaille uniquement avec les meilleurs. Pourquoi est-ce si important ? Parce que notre métier en est un d'information et de jugement. Par exemple, si nous investissons en Chine, je suis beaucoup plus à l'aise de le faire avec GIC [un fonds d'investissement de Singapour], parce qu'il a une profondeur dans l'économie chinoise que nous n'avons pas. Pour la même raison, j'espère que GIC aurait le même intérêt pour faire affaire avec nous, en Amérique du Nord, car nous avons une compréhension du marché nord-américain. Enfin, il faut que le rendement de la Caisse soit bien positionné sur une liste de 4 à 5 investisseurs dans le monde, qui pourrait comprendre par exemple Teachers', GIC, Norges Bank Investment Management et un ou deux fonds souverains au Moyen-Orient.
L.A. - La Caisse a près de la moitié de ses placements à l'extérieur du Canada. Dans votre stratégie mondiale, vous allez augmenter cette proportion. Quelle est votre cible ?
M.S. - Je résiste aux cibles. Car, avec une cible, on encourage son équipe à faire presque n'importe quoi pour l'atteindre. Cela dit, je suis mal à l'aise avec une présence au Canada à 52 %, c'est trop élevé. Le Canada est une économie intéressante, mais pas gigantesque dans le monde. De plus, selon nous, la performance de l'économie canadienne d'ici 4 à 5 ans... ça ne sera pas vraiment évident ! On a donc des défis pour trouver la bonne façon de réduire notre exposition [au marché canadien] et de transférer ces actifs et ces investissements ailleurs dans le monde, par exemple aux États-Unis.
L.A. - Quel est le principal défi de la Caisse de dépôt dans les prochaines années ?
M.S. - C'est la complaisance. Il y a toujours un moment hautement dangereux dans une organisation. Laissez-moi vous raconter une histoire. Quand j'étais au CN, nous avons fait l'acquisition d'un chemin de fer américain qui s'appelle Illinois Central [en 1998] pour une variété de bonnes raisons. Mais une des raisons fondamentales, c'était que tout allait bien au CN. La privatisation avait été une réussite. L'objectif de cette acquisition était notamment de forcer nos gens à penser de façon nord-américaine, pas seulement canadienne. À la Caisse, c'est la raison pour laquelle je parle maintenant d'ambition, de compter parmi les meilleurs du monde, sans oublier la création d'une nouvelle filiale consacrée aux infrastructures. Parce que maintenant, le problème, c'est que tout va bien. C'est ça, ma préoccupation. Je pense que la grande majorité de nos gens ne sont pas complaisants. Mais c'est le danger. Et c'est la raison pour laquelle, en tant que pdg, je vais continuer à trouver de nouveaux défis pour encourager nos gens à aller plus loin, à faire mieux, car l'objectif est de bâtir une culture de dépassement, où nos employés ne seront jamais satisfaits.
Le parcours d'un gestionnaire aguerri
1953 Né à St. Catharines en Ontario d'un père chirurgien et d'une mère (Laura Sabia) qui fut l'une des féministes et activistes les plus connues du Canada anglais.
1973 Obtient un diplôme en économie et politique de l'Université de Toronto
1979 Se voit offrir une bourse d'études à l'université Yale au Connecticut. Possède une maîtrise en économie et en politique. Il a aussi fait des études au doctorat, mais n'a pas présenté de thèse.
1983 Amorce sa carrière au ministère des Finances, où il prend en charge le dossier de conception et d'implantation de la TPS.
Est promu sous-secrétaire du cabinet au Conseil privé à Ottawa et adjoint de Paul Tellier, le greffier du Conseil privé et plus haut fonctionnaire à Ottawa.
1993 Rejoint Paul Tellier au CN lors de la privatisation de la société d'État. Exerce les fonctions de chef de la direction financière.
1999 Devient chef de la direction de Bell Canada International de 1999-2002. Prend les rênes de la société mère BCE de 2002 à 2008. Offre d'achat de BCE par Teachers' en 2007 et échec de la transaction en 2008.
2008 Crise de 2008 et des PCAA : perte de 40 G$
2009 Est nommé à la tête de la Caisse de dépôt et placement du Québec le 13 mars 2009.
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