Robert Wong dirige le Creative Lab de Google, à New York. Auparavant, ce designer de 46 ans, né en Chine et élevé aux Pays-Bas, a supervisé la marque Starbucks à l'échelle mondiale. Dans une autre vie, il fut comptable à Toronto ! Je l'ai rencontré à Montréal lors de C2-MTL, la conférence sur le commerce et la créativité qui s'est tenue à la fin de mai.
DIANE BÉRARD - Pourquoi Google a-t-elle créé le Creative Lab il y a deux ans ?
Robert Wong - Parce que ça paraît bien lorsque nous voulons recruter des créatifs ! [rires] Mais, surtout, pour isoler les artistes en tous genres comme nous (designers, graphistes, créateurs d'histoires, réalisateurs de films, etc.) du reste de l'entreprise. Nous sommes rattachés à Google sans y être inféodés. Cela fait de nous les jokers de la direction. Vous savez, comme les fous du roi qui lui murmuraient à l'oreille des vérités que personne d'autre dans le royaume n'osait évoquer.
D.B. - Vous avez bien un patron, non ?
R.W. - C'est un peu compliqué... Nous avons déjà relevé du service des produits. Aujourd'hui, selon l'organigramme, nous sommes supervisés par le marketing. Je crois que personne ne sait vraiment dans quelle case nous placer.
D.B. - Et votre mandat ?
R.W. - Là aussi, ce n'est pas vraiment clair [sourire]. Nous ne sommes ni des vendeurs ni des ingénieurs, ce qui peut sembler un peu inutile dans une entreprise comme Google. Pourtant, nous sommes très utiles. Nous avons l'oreille de la direction Larry [Page] et Sergey [Brin] et, avant, d'Eric [Schmidt]. Celle-ci n'a pas d'attente concrète et chiffrée envers nous, elle compte plutôt sur notre regard objectif et critique.
Vous faites donc ce qui vous plaît toute la journée ?
D.B. - Vous faites donc ce qui vous plaît toute la journée ?
R.W. - Non, ce serait du gaspillage de nos esprits créatifs. On pense à tort que les créatifs carburent à la liberté complète. Qu'ils ne demandent qu'à être laissés seuls dans leur coin pour se consacrer à leurs projets chouchous (pet projects). C'est faux ! Les gens créatifs adorent résoudre des problèmes précis. Cependant, la direction ne doit pas confondre le fait de poser une question précise à ses créatifs et leur imposer des contraintes. La première stimule la créativité tandis que la seconde l'éteint.
D.B. - Comment établir la distance optimale entre la division créative d'une entreprise et les autres services ?
R.W. - Un service qui n'a pas d'attache n'ira nulle part. Ce fut le cas de Xerox PARC. On y trouvait d'excellents chercheurs qui ont imaginé des innovations remarquables. Mais la direction de Xerox n'a jamais su en exploiter le plein potentiel. Si bien que Xerox PARC a fait office de pépinière de créatifs pour les autres entreprises, celles-ci venant piger sans remords dans ce bassin de cerveaux. Votre service créatif doit être éloigné de vos autres unités d'affaires tout en maintenant un lien fort avec la direction.
D.B. - Pourquoi ne pas simplement sous-traiter la créativité, si elle n'entretient pas de lien direct avec le reste de l'entreprise ?
R.W. - Impossible. Le fou du roi ne peut pas vivre dans un autre royaume. Le roi n'accordera jamais foi à ses propos s'il ne vient pas de l'intérieur. L'équipe de Google Creative Lab a beau bénéficier d'un statut particulier, nous sommes tout de même des employés de Google.
On a beaucoup écrit sur la gestion des créatifs. Quelle est formule la plus efficace ?
D.B. - On a beaucoup écrit sur la gestion des créatifs. Quelle est formule la plus efficace ?
R.W. - Des créatifs doivent être gérés par un créatif. Mais je n'aime pas beaucoup le mot créatif. On l'emploie trop et souvent mal. Je préfère «artistes». La créativité devrait être présente dans tous les services de l'entreprise. Google Creative Lab, quant à lui, se distingue parce qu'il recrute des artistes. Les artistes manquent par nature d'assurance. Pour créer, il leur faut un environnement sécurisant. Or, le monde des affaires les déstabilise. On y travaille de façon linéaire, ce qui ne leur ressemble pas. C'est pourquoi des artistes doivent être gérés par un artiste qui comprend leur processus créatif. Mais cet artiste doit compter un «protecteur» parmi les membres de la direction. Quelqu'un qui voit loin et estime essentiel de préparer l'avenir. Entre l'artiste gestionnaire et le protecteur se noue un pacte : l'un et l'autre savent que quelque chose de concret doit sortir de ce service, mais que cela ne se produira pas de manière orthodoxe.
D.B. - On dit que la création doit déranger (disrupt). Qu'en pensez-vous ?
R.W. - Déranger quoi ? Qui ? Ça sonne académique, artificiel et surtout nombriliste. La création n'est pas un processus tourné vers l'intérieur. Comme si les entreprises devaient se déranger elles-mêmes pour progresser. Le conseil d'administration, les modes, les tendances ne sont pas de bonnes sources d'inspiration pour la création et l'innovation. Il n'y a qu'un point de départ valable : les clients. Qu'aiment-ils ? Quelles sont les choses qui les irritent et dont ils souhaitent se débarrasser ? Que leur manque-t-il ?
D.B. - Les grandes entreprises peuvent-elles demeurer créatives ?
R.W. - Bien sûr, elles n'ont qu'à se prendre pour des start-ups ! Vous connaissez la blague : 7 personnes produisent comme 7, 10 personnes produisent comme 7 et 4 personnes produisent comme 7 ! Donnez peu de ressources et de temps à vos employés, ils créeront. Je le sais, c'est ce que Google fait avec le Creative Lab. Nous disposons d'équipes minuscules, d'échéances ridicules et n'avons pas de budget ! Et, lorsqu'on parvient à produire quelque chose, alors seulement Google nous accorde de vraies ressources.
D.B. - Vous prônez «l'inconfort sain». De quoi s'agit-il ?
R.W. - Pensez à ces moments où vous êtes heureuse. Vous avez bien travaillé et vous êtes satisfaite du résultat. Et puis, quelque chose vous chicote. Vous vous sentez à la fois bien et moins bien. Cultivez cette ambiguïté, elle vous poussera à toujours être en mouvement.
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Chaque semaine dans le journal Les Affaires, notre journaliste Diane Bérard réalise une entrevue avec une personne bien en vue ou une star montante de la scène économique mondiale. Pour la période des Fêtes, nous publions 10 des meilleurs entretiens menés par notre reporter.