Le cinéaste montréalais Harold Crooks a collaboré à The Corporation et Surviving Progress, des films qui s'inscrivent dans la vague des documentaires à saveur économique. L'homme de 65 ans a étudié l'économie à l'Université McGill et à la Delhi School of Economics, puis le cinéma à Londres. Il vit à New York et n'en a pas terminé avec la vulgarisation économique. Sa nouvelle cible : les paradis fiscaux.
DIANE BÉRARD - Vous avez entamé votre carrière en vous intéressant au gaspillage associé à la gestion de déchets (La bataille des ordures, Boréal, 1984). Aujourd'hui, vous vous intéressez à une autre forme de gaspillage : les paradis fiscaux. Deux sujets aussi peu sexy l'un que l'autre !
HAROLD CROOKS - J'ai d'abord pensé que les paradis fiscaux étaient un sujet sexy. À l'époque, je les associais à des filles en bikini, des cocktails, des yachts et au monde interlope. Puis, j'ai découvert que les paradis fiscaux ne fonctionnaient pas en marge du système financier, mais qu'ils en sont l'extension. Qu'ils ont la bénédiction des États. Du coup, je tenais non pas un sujet «sexy», mais un sujet dramatique. Le titre de travail de mon prochain documentaire est Les paradis fiscaux, face cachée de la crise fiscale.
D.B. - À cette étape de votre recherche, qu'avez-vous découvert sur les paradis fiscaux ?
H.C - Savez-vous comment ils sont nés ? Ils ont été créés après la Seconde Guerre mondiale pour préserver la suprématie mondiale des banques de Londres, en dépit de l'écroulement de l'Empire britannique. Le gouvernement de la Grande-Bretagne a imaginé des paradis fiscaux dans les anciennes colonies britanniques. Évidemment, les autres États l'ont imité, pour ne pas être en reste. Si bien qu'aujourd'hui on estime que la moitié des actifs financiers mondiaux sont immobilisés dans des paradis fiscaux.
Pourquoi Monsieur Tout-le-Monde irait-il voir un documentaire portant sur les paradis fiscaux. N'est-ce pas un peu pointu ?
D.B. - Pourquoi Monsieur Tout-le-Monde irait-il voir un documentaire portant sur les paradis fiscaux. N'est-ce pas un peu pointu ?
H.C - Pas du tout. Ce documentaire nous concerne tous. En fait, il raconte notre histoire à vous et moi. Il faut bien que quelqu'un compense tout cet impôt qui n'est pas payé. Alors que de plus en plus d'actifs financiers sont déplacés vers des paradis fiscaux, on se tourne vers les contribuables pour remplir les coffres du gouvernement.
D.B. - Votre documentaire mènera-t-il à un soulèvement populaire et à la chute du gouvernement ?
H.C - Ce n'est pas ce que nous souhaitons. Nous ne voulons pas provoquer de la colère, mais bien informer et éveiller les consciences. Et puis, renverser le gouvernement serait inutile. Dans le dossier des paradis fiscaux, le parti au pouvoir à Washington ou à Ottawa n'a aucune importance. Même si le NPD dirigeait le Canada demain matin, il aurait les mains liées. Partout dans le monde, les États ont perdu le contrôle de la situation. Les paradis fiscaux sont devenus des «États dans l'État». Des fictions légales qui dépassent la réalité. Nous sommes au 21e siècle, mais notre système fiscal, lui, date du 19e siècle.
D.B. - Les films et les livres sur l'économie n'ont jamais été aussi nombreux ni aussi populaires. Pourtant, cette récession n'est pas la première que nous traversons.
H.C - C'est vrai. Mais cette fois, Monsieur et Madame Tout-le-Monde ont la désagréable impression qu'il ne s'agit pas d'une crise cyclique qui disparaîtra dans quelques mois. Elle n'a rien à voir avec les récessions habituelles. Nous voyons la crise économique se transformer en crise politique et sociale, et nous sentons que quelque chose nous a échappé toutes ces années. Même le Québec, pourtant épargné par rapport à d'autres, n'échappe pas à la vague d'agitation sociale. Pour comprendre ce qui est passé sous nos radars - la financiarisation de l'économie - nous nous tournons vers les films et les livres.
D.B. - En 2003, vous avez collaboré au film The Corporation, tiré du livre du même nom. On y trouvait, dites-vous, tous les ingrédients de la crise de 2008. Expliquez-nous ce que vous entendez.
H.C - La thèse centrale du film tient au fait que l'entreprise constitue désormais l'institution la plus puissante de la société. Elle a supplanté toutes les autres - l'État, l'Église, etc. Celles-ci y sont désormais soumises. Ce pouvoir a débuté en 1886, lorsque la Cour suprême des États-Unis a déclaré que les entreprises jouiraient désormais des mêmes droits et protections accordés aux individus. Au fil des décennies, de ce groupe tout-puissant des entreprises a émergé un sous-groupe encore plus influent : les sociétés du secteur financier. La déréglementation aidant, ces sociétés sont devenues le moteur de l'économie. Vous connaissez la suite, vous la vivez présentement.
Selon vous, le documentaire Surviving Progress constitue une suite à The Corporation. En quoi ?
D.B. - Selon vous, le documentaire Surviving Progress constitue une suite à The Corporation. En quoi ?
H.C - Des 55 témoignages présentés dans The Corporation, le plus remarqué fut celui de l'entrepreneur américain Ray Anderson, fondateur d'Interface, décédé l'an dernier. Interface est l'une des plus grandes entreprises manufacturières du monde. Ray était un grand homme d'affaires, mais aussi un patron vert. Dans le film, il aborde l'impact destructeur des activités industrielles sur l'environnement. Ses propos sont inspirés du livre de Paul Hawken, The Ecology of Commerce, qui présente l'activité industrielle comme un écosystème dont l'impact sur la planète est aussi important que celui de l'activité géologique. Pour illustrer cette influence, Ray rappelle que le principal rôle du pdg consiste à maximiser la valeur qu'il offre aux actionnaires en déplaçant un maximum de coûts à l'extérieur de l'entreprise. Vers les clients, vers les fournisseurs, vers l'environnement, etc. C'est ce qu'on nomme des «externalités». Le documentaire Surviving Progress reprend là où Ray Anderson nous a laissés et développe le thème des externalités. Mais huit années séparent les deux films. À l'époque de The Corporation, les entreprises manufacturières étaient à l'origine de la plupart des externalités. Depuis, le monde a changé, le pouvoir s'est déplacé. Surviving Progress, lui, traite des externalités que les stratégies de Wall Street ont causées à l'environnement.
«Dans le dossier des paradis fiscaux, le parti au pouvoir n'a aucune importance. Même si le NPD dirigeait le Canada demain matin, il aurait les mains liées. Les paradis fiscaux sont devenus des "États dans l'État". Des fictions légales qui dépassent la réalité.»
LE CONTEXTE
La taille des dettes souveraines plombe la reprise. Et les mesures d'austérité instaurées pour réduire ces dettes semblent nuire tout autant. La crise financière prend de plus en plus des allures de crise fiscale. D'un côté, les États réduisent leurs dépenses et leurs services aux citoyens et, de l'autre, les trous de leur système fiscal les privent de revenus importants.