On imagine mal Warren Buffett, qui est connu pour consommer les produits des entreprises dont il est actionnaire, investir dans des industries taboues. Or, à défaut d'être une source de fierté, les titres des entreprises de ces secteurs tendent à procurer un rendement supérieur.
Lorsque Gerald Sullivan a eu vent de la tuerie perpétrée le 14 décembre 2012 à l'école primaire de Sandy Hook, près de Newtown au Connecticut, il a consulté les cours des actions de fabricants d'armes. En tant que gestionnaire du Vice Fund, il savait que l'événement aurait un effet sur son portefeuille. Malgré la baisse des titres des fabricants d'armes le jour du drame, M. Sullivan a laissé passer trois jours. Une fois ce temps écoulé, il a acheté au rabais des titres des fabricants d'armes Sturm, Ruger & Co. et Smith & Wesson.
«J'essaie de ne pas acheter au début d'un mouvement de panique : c'est trop risqué», explique M. Sullivan, qui a malgré tout fait une très bonne affaire en achetant ces actions mal perçues les jours qui ont suivi la tragédie. Le titre de Smith & Wesson (Nasdaq, SWHC), qui s'échangeait à 8,66 $ US le 17 décembre 2012, valait en effet 11,24 $ US le 26 août dernier.
La stratégie d'investissement du Vice Fund consiste à acheter des titres dans quatre secteurs mal perçus par la société : l'alcool, le tabac, l'armement et les jeux de hasard. «Ces titres ne bénéficient pas du même niveau d'investissement de la part des investisseurs institutionnels dans le monde et sont moins couverts par les analystes», explique M. Sullivan. En misant sur ces secteurs délaissés, le Vice Fund a battu le S&P 500 au cours des 10 dernières années avec un rendement total annualisé de 10,9 %, par rapport à 7,6 % pour l'indice. Au cours des cinq dernières années, son rendement annualisé a atteint 9,1 %, par rapport à 8,2 % pour le S&P 500, tandis que celui du fonds indiciel MSCI KLD, qui évite les secteurs tabous, s'est élevé à 8,4 %.
L'absence des investisseurs institutionnels crée des occasions
Les investisseurs institutionnels ne se basent pas que sur le rendement potentiel pour choisir leurs placements. Ainsi, Cerberus Capital Management a mis en vente le fabricant d'armes Freedom Group le 18 décembre 2012. La société, dont l'un des fusils avait été utilisé par le tireur fou de Sandy Hook, était devenue embarrassante pour le fonds. En outre, le California State Teachers' Retirement System, un important investisseur dans Cerberus, souhaitait alors se dissocier du fabricant d'armes.
Cette distorsion causée par les investisseurs soucieux de se conformer aux normes sociales n'est pas anecdotique. Dans une étude fondée sur l'évolution de 193 titres boursiers de 1926 à 2004, les chercheurs Harrison Hong et Marcin Kacperczyk le confirment. Selon eux, les investisseurs institutionnels détiennent moins de titres liés aux secteurs du vice que de titres d'entreprises traditionnelles. Par conséquent, les entreprises du vice tendent à être sous-évaluées et à préférer se financer par emprunt plutôt qu'en émettant des actions.
Dans les faits, de nombreuses institutions, contrôlant ensemble des sommes colossales, s'engagent à éviter certains secteurs. C'est le cas des investisseurs socialement responsables qui, aux États-Unis seulement, géreraient un actif de 3 070 milliards de dollars américains, selon le Forum for Sustainable and Responsible Investment. Cela équivaut à 12,2 % des capitaux sous gestion au pays. C'est aussi le cas des investisseurs islamiques, qui contrôleraient plus de 1 500 G$ US à l'échelle mondiale, selon Walid Hejazi, qui donne un cours en finance islamique à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto.
Cette discrimination affaiblit la demande de titres liés au vice, ce qui crée des occasions de gain intéressant pour les investisseurs moins frileux. «Les titres liés au vice affichent un meilleur rendement, selon notre étude. De plus, ces titres ont tendance à payer des dividendes plus élevés que la moyenne», dit Marcin Kacperczyk, professeur adjoint à la Stern School of Business de l'Université de New York.
Le rendement supérieur des titres du vice, par conséquent, pourrait ne pas être uniquement lié à leur caractère risqué : «La question des risques légaux peut expliquer le phénomène en partie, mais pas dans sa totalité. Par exemple, nos observations sur les cigarettiers tenaient toujours après que l'industrie eut réglé ses différends à l'amiable à la fin des années 1990», explique M. Kacperczyk.
Pas si vertueux...
Des fonds de couverture, des fonds spécialisés comme le Vice Fund et des investisseurs individuels compensent la faible présence des investisseurs institutionnels dans ces secteurs. Selon MM. Hong et Kacperczyk, les particuliers sont plus susceptibles d'investir dans les titres du vice que ne le sont les institutions, en raison de leur anonymat relatif sur les marchés.
Éric St-Cyr, pdg de Clover Asset Management, qui sert principalement des particuliers, dit que peu de ses clients refusent d'investir dans certains secteurs pour des raisons d'éthique. «Quand les années sont bonnes, tout le monde devient vertueux, mais quand les années sont moins bonnes, les gens vont là où sont les rendements», résume le gestionnaire de fonds.