Il y a un an, le toit de l'usine textile Rana Plaza, au Bangladesh, s'est effondré. Bilan : 1 135 morts. Comment aurait-on pu éviter ce drame ? C'est ce que des gens comme Christine Bader se demandent tous les jours.
Mme Bader a été chargée de la responsabilité sociale de l'entreprise chez BP pendant 10 ans. Ces années lui ont inspiré un livre, The Evolution of a Corporate Idealist.
Diane Bérard - Vous êtes une idéaliste d'affaires, qu'est-ce que cela signifie ?
Christine Bader - Je souhaite avoir un impact positif sur la planète. Et je vois une contribution potentielle des entreprises à cet impact. Toutefois, je suis consciente des risques que pose l'activité économique. Mais j'estime possible d'atténuer ceux-ci.
D.B. - Quel est votre principal défi ?
C.B. - L'idéaliste d'affaires doit apprendre à doser patience et impatience. Le véritable changement exige du temps. Mais il faut constamment pousser, ne pas réduire la pression. Car, dans chacun de nos dossiers, ne pas agir peut coûter des vies.
D.B. - Vous ne vous sentez jamais vraiment à votre place...
C.B. - Dans mon entreprise en effet, on m'a souvent prise pour une activiste déguisée en femme d'affaires. Tandis que lorsque je rencontre les ONG, on me prend pour un robot qui ne fait que passer les messages de son employeur...
D.B. - Comment se sent-on la première fois que l'on observe l'impact de notre employeur sur une communauté ?
C.B. - C'est une expérience puissante. Je connaissais théoriquement la mission de BP. Elle extrait du pétrole et du gaz du sol. Participer sur place au projet Tangguh, en Papouasie occidentale, en Indonésie, m'a permis de voir les conséquences de cette extraction sur les populations locales. Les équipes de direction se trouvent beaucoup trop loin de ces réalités. Si on ne réussit pas à les faire déplacer, il faut au moins leur apporter des photos et des vidéos.
D.B. - Votre défi consiste à trouver les bons arguments. Expliquez-nous comment vous avez convaincu votre partenaire chinois, Sinopec.
C.B. - Je me suis présentée en Chine remplie d'a priori. Il me paraissait évident que nous investirions dans la santé et la sécurité des employés. J'ai donc déclaré d'emblée à Sinopec : «BP utilise les mêmes normes partout dans le monde pour la réalisation de ses projets, les voici». Il était question des conditions de vie dans les dortoirs des employés, des extincteurs d'incendie, des détecteurs de fumée, etc. Nos normes étaient beaucoup trop élevées aux yeux de Sinopec. N'arrivant à rien, j'ai décidé d'écouter. Et j'ai compris. Je plaidais la santé et la sécurité, alors que l'important pour un Chinois, c'est de ne pas perdre la face aux yeux du monde. «Ces normes permettront à notre projet de se classer parmi les projets de classe mondiale», ai-je déclaré. «Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ? Nous allons les respecter, bien sûr», a répondu Sinopec.
D.B. - Comment fait-on pour transformer les droits de l'homme en politiques d'entreprise ?
C.B. - La Déclaration universelle des droits de l'homme a été créée après la Seconde Guerre mondiale par les gouvernements et pour les gouvernements. Les entreprises ont parfois l'impression que c'est trop abstrait, que cela ne s'applique pas à leur réalité. Ce n'est pas tout à fait juste. Il existe 30 droits de l'homme fondamentaux qui constituent un aide-mémoire précieux. Et puis, le Pacte mondial des Nations Unies (Global Compact) a publié le guide «Human Rights Translated: A Business Reference Guide» (Les droits de l'homme expliqués : guide de référence à l'intention des entreprises).
D.B. - L'entreprise peut-elle faire le bien ou est-elle condamnée à causer moins de mal ?
C.B. - Les entreprises peuvent faire le bien. De temps en temps, je me force à faire le décompte de tous les objets que j'utilise au cours d'une journée. Ils ont été produits par des entreprises qui me simplifient la vie. Ceux d'entre nous qui exigent le boycottage des pétrolières et des sociétés gazières occultent une partie de la réalité. Ces entreprises contribuent aussi à notre bien-être.
D.B. - Faire le bien n'est pas chose facile. Vous l'avez appris en Indonésie. Racontez-nous.
C.B. - Dans mon rôle, on apprend à faire la bonne chose et à attendre l'inattendu ! Le projet Tangguh a exigé la relocalisation de 127 foyers. Nous avons recruté des experts de la Banque mondiale pour respecter les normes internationales. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je suis retournée sur les lieux quelques années plus tard. Derrière la plupart des maisons que nous avions bâties se trouvaient des habitations de fortune. De nombreuses familles avaient choisi de résider dans ces humbles demeures afin de louer leur résidence principale ! Certains s'en offusqueraient, estimant que leur investissement pour améliorer les conditions de vie de ces populations serait alors gaspillé. C'est une question de point de vue.
D.B. - Le fait de connaître et de documenter ses risques sociaux et environnementaux n'est pas nécessairement une bonne pratique. Pourquoi ?
C.B. - Ce n'est pas ce que je pense, mais c'est plutôt l'opinion de certains avocats d'affaires. On m'a déjà dit qu'il était préférable de ne laisser aucune trace prouvant que nous sommes conscients de l'existence de certains risques. Car, en cas de catastrophe, nous pourrions être tenus responsables. C'est ridicule. D'abord, parce que si une catastrophe survient, nous sommes responsables. Ensuite, ignorer un danger ne le fait pas disparaître. Les entreprises ont le pouvoir d'éviter plusieurs catastrophes.
D.B. - Les études d'impact environnemental sont répandues. Les études d'impact humain, moins. Expliquez-nous.
C.B. - BP fut la première société connue à réaliser une étude d'impact humain. C'était en 2001 pour le projet Tangguh. Ce type d'étude suit les mêmes principes que les études en environnement. Vous étudiez l'impact de vos activités sur la population locale. Le site du Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l'homme offre plus de 5 000 cas documentés.
D.B. - Une entreprise doit-elle dénoncer un gouvernement corrompu ou abusif ?
C.B. - Elles le font plus souvent que vous ne le pensez. Mais cela se déroule derrière des portes closes. En matière de droits de l'homme et de RSE, la transparence peut causer plus de mal que de bien. Particulièrement aux gens que vous tentez de protéger. Il est parfois frustrant de savoir que son employeur a posé les gestes qui s'imposaient sans pouvoir le dire publiquement.
D.B. - Kofi Annan a dit : «Les anges n'ont pas besoin de notre aide». Comment influencer les dirigeants qui ne veulent rien savoir ?
C.B. - Ceux qui exercent mon rôle ont compris que nous ne sommes pas là pour convertir. Plutôt pour aider les autres employés à bien faire leur travail. Il faut rassembler l'information liée aux enjeux que nous couvrons et la traduire en actions concrètes pour nos collègues. Et reconnaître avec humilité ce que l'on contrôle et ce qui nous échappe. Pour ces dossiers-là, il faut chercher des alliés.
D.B. - Vous avez quitté BP avant le déversement Deepwater Horizon de 4,9 millions de barils de pétrole. Vous demandez-vous si vous auriez pu l'éviter ?
C.B. - J'y pense tous les jours. Mon rôle était de concevoir des politiques de RSE pour influencer la culture des employés. Aurais-je pu faire plus ?