Pendant que les Canadiens voient s'écouler les derniers instants d'une année d'activité économique parmi les plus imprévisibles et tumultueuses de mémoire récente, l'avenir ne semble promettre que davantage d'incertitude.
En fait, les économistes qui se penchent sur leur boule de cristal pour essayer d'y voir ce que 2012 réserve au pays affirment que les Canadiens n'ont encore rien vu au chapitre de l'imprévisibilité et, possiblement, de la volatilité.
Les calculs de simulations économiques ne font pas relâche, mais l'axiome voulant que de mauvaises données à l'entrée génèrent des résultats erronés à la sortie n'a jamais semblé si approprié.
Les analystes admettent qu'ils ne savent pas avec certitude si les hypothèses qu'ils placent dans leurs modèles sont les bonnes. Ils évoquent ainsi un "résultat binaire", qui peut être représenté par deux trains qui roulent sur des voies parallèles avant de se séparer pour aller dans des directions opposées.
Sur une voie, le problème des dettes en Europe explose, projetant des éclats à travers le paysage financier mondial. Le crédit mondial est paralysé, les économies ralentissent, les cours des matières premières plongent comme ils l'ont fait en 2009, et le Canada s'engouffre dans une deuxième récession, peut-être aussi grave que celle vécue il y a trois ans.
Sur l'autre voie, les politiciens européens réussissent à mettre fin à l'hémorragie et empêchent une contagion. Les marchés se réjouissent, la confiance revient, les entreprises investissent de nouveau, les cours des matières premières se raffermissent, les exportations canadiennes rebondissent et l'économie poursuit la modeste croissance qu'elle connaît actuellement.
Choisissez l'un ou l'autre de ces scénarios, laissent tomber des économistes, parce qu'il n'existe quasiment rien entre les deux.
"Ce n'est pas tout à fait un résultat binaire, mais ce sont des alternatives assez extrêmes", note l'économiste en chef de la Banque Royale, Craig Wright, au sujet du dilemme auquel font face les spécialistes qui osent faire des prévisions.
Mais peu importe les voies empruntées par les prévisionnistes, il y a plus en jeu que leur simple réputation _ des décisions d'affaires et d'investissements sont prises en fonction de leurs attentes.
"L'indicateur de peur"
Les marchés ont été en 2011 une illustration parfaite de la confusion binaire. Les investisseurs ont roulé sur les voies parallèles depuis la fin juillet, incapables de se faire leur propre idée, passant d'une voie à l'autre, misant des milliards de dollars sur les dernières nouvelles ou rumeurs qui privilégiaient une route ou l'autre.
"Regardez l'indice de volatilité, que certains surnomment 'l'indicateur de peur'. Nous avons vu une énorme pointe lors de la crise de Lehman Brothers (en 2008), et maintenant le niveau de crainte est élevé de nouveau", fait remarquer M. Wright. "On peut le constater dans la faiblesse des investissements et celle des embauches."
Jusqu'à maintenant, les économistes _ incluant le gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney _ ont sauté à bord du train où l'Europe se fraye un chemin, passe au-dessus des crevasses au fur et à mesure qu'elles apparaissent, et réussit à éviter le déraillement.
C'est pourquoi les grandes maisons de prévisions s'entendent en général pour voir l'économie canadienne continuer à croître au rythme d'environ deux pour cent en 2012, dans une fourchette entre 1,5 et 2,5 pour cent. La prévision de la Banque du Canada se trouve presque en plein milieu, à 1,9 pour cent.
En vertu de ce scénario, les Canadiens peuvent s'attendre à ce que des emplois soient créés _ entre 10 000 et 15 000 par mois _, mais moins que nécessaire pour absorber les nouveaux candidats au marché du travail. Les salaires resteront aussi effacés, gardant à peine le rythme de l'inflation, ou accusant un certain retard.
Ce ne sont pas d'excellentes nouvelles, notent les analystes, mais c'est préférable à l'alternative _ une récession et des centaines de milliers d'empois perdus. Lors de la crise de 2008-09, l'activité économique a retraité d'environ 3,5 pour cent, et 400 000 emplois ont disparu.
"Depuis que l'Europe avance en trébuchant, cela ne s'est pas révélé mauvais pour l'économie canadienne", fait valoir Derek Holt, vice-président des études économiques à la Banque Scotia. "Nous n'avons pas d'importants liens commerciaux, nous avons une exposition minimale aux banques et nous avons profité de la dépréciation du dollar canadien et des faibles taux d'intérêt."
Pour 2011, l'économie canadienne devrait avoir crû de 2,3 pour cent _ malgré l'émoi printanier déclenché par la catastrophe naturelle au Japon, entre autres choses _ et l'emploi aura progressé d'environ 200 000.
Scénarios et simples hypothèses
Entre-temps, même les maisons les plus "pessimistes", comme Capital Economics, qui n'hésitent pas à considérer la désintégration de la zone euro et une récession de deux ans pour l'Europe comme des faits accomplis dans leurs prévisions de base, ne vont pas jusqu'à prédire une crise bancaire mondiale comme celle qui a eu lieu en 2008.
Non pas que la firme de consultation économique mondiale croit qu'un tel "pire scénario" soit si improbable, précise David Madani, économiste en chef de Capital Economics. Mais choisir une telle issue ne serait qu'une simple hypothèse.
"Une fois que vous avez mis sur la table un scénario de crise bancaire mondiale, votre hypothèse est aussi bonne que la mienne pour ce qui est de l'impact sur les coûts de financement des banques, les coûts d'emprunt des ménages et ceux des entreprises. C'est une telle ouverture sur l'inconnu qu'il est impossible de tenter de la chiffrer", explique-t-il.
Selon l'économiste en chef de la Banque TD, Craig Alexander, le scénario le plus probable reste celui où les politiciens européens se révèlent assez futés pour éviter le pire, puisqu'ils seraient les premiers à sombrer dans le gouffre.
Mais malgré cela, l'Europe connaît vraisemblablement déjà une récession, ce qui risque de mettre en marche une série d'événements qui auront des répercussions au Canada. Plus concrètement, puisque l'Europe est le premier marché d'exportation de la Chine, le pays le plus populeux du monde risque de connaître un ralentissement qui diminuera ses besoins en ressources naturelles, comme le pétrole et les métaux. Une telle baisse de la demande aura un impact baissier sur les cours de ces matières premières, et, nécessairement, sur le Canada.
Selon M. Alexander, ceux qui s'attendent à une reprise plus robuste ou plus soutenue _ comme plusieurs le faisaient l'an dernier _ se racontent des blagues.
Comme le gouverneur de la Banque du Canada l'a fait remarquer plus tôt en décembre, le monde tente d'émerger d'un "super cycle de dette" qui a vu la dette d'ensemble _ gouvernements, ménages et entreprises non financières _ de toutes les économies du G7 grimper jusqu'à environ 300 pour cent de leur produit intérieur brut (PIB).
Une irresponsabilité aussi flagrante prendra des années avant de se corriger.
Le Canada n'est pas complètement à l'abri de tout blâme, mais il est dans une meilleure position que la plupart de ses pairs.
Selon Statistique Canada, la dette des ménages a grimpé au niveau record de 153 pour cent du revenu disponible.
Là où le Canada fait meilleure figure, c'est du côté de la dette du gouvernement _ laquelle s'élève à environ 68 pour cent du PIB en tenant compte des provinces _ tandis que son dossier corporatif est virtuellement sans tache.
Ce dernier élément explique pourquoi M. Carney a exhorté les chefs d'entreprises canadiens à commencer à dépenser les quelque 350 milliards $ dont ils disposent pour améliorer leur compétitivité et gagner les marchés des pays émergents qui affichent de rapides croissances.
"Je crois qu'il faut être réaliste à propos des perspectives d'avenir", estime M. Alexander. "Nous savons que les récessions qui découlent des problèmes de dettes sont plus profondes, qu'elles durent plus longtemps et que les reprises qui les suivent prennent deux fois plus de temps que normalement. Bien franchement, je crois que celle-ci va prendre encore plus que deux fois plus de temps."
M. Wright se souvient avoir prononcé un discours, il y a un an, qu'il avait intitulé "Une reprise inégale, incertaine et décevante".
"Je pourrais donner ce même discours encore aujourd'hui", constate-t-il.