À l'évidence, l'industrie du commerce de détail traverse des moments difficiles. Target, Mexx et Jacob ne sont que quelques-unes des chaînes de magasins qui auront complètement disparu du paysage canadien dans les prochaines semaines. Et devinez quoi ? Elles ne seront pas les dernières.
Comment enrayer cette spirale ? Les Affaires s'est rendu à New York la semaine dernière pour prendre le pouls de ce secteur névralgique de notre économie, à l'occasion du congrès de la National Retail Federation (NRF), la grand-messe annuelle du commerce de détail en Amérique du Nord.
Quelque 33 000 professionnels d'une cinquantaine de pays s'y étaient donné rendez-vous. Voici ce que nous en avons retenu.
Le Wi-Fi. Et ça presse !
Qu'ils choisissent ou non de jouer à fond la carte du commerce électronique, les détaillants ont tout avantage à munir leurs établissements du réseau Wi-Fi.
Certes, un tel accès à Internet permet aux consommateurs de mieux comparer les prix offerts par la concurrence, ce qui rebute plusieurs détaillants. Mais le Wi-Fi facilite également leur expérience d'achat en leur permettant d'obtenir plus d'informations sur un produit convoité, chose que trois clients sur quatre font de toute manière avant de quitter la maison, selon Answers Corporation, un consultant en commerce électronique.
Eric Feinberg, directeur principal, stratégie de produits d'Answers, affirme que 50 % du trafic dans Internet se fait aujourd'hui par téléphone mobile aux États-Unis ; que 42 % des consommateurs cherchent à comparer les prix en ligne une fois en magasin ; et que pendant leur visite d'une boutique, 51 % des clients tentent de consulter le site d'un détaillant concurrent.
Cette tendance des clients à utiliser leur appareil mobile pendant le magasinage est encore plus marquée chez les plus jeunes, nés après 1980. Selon David Selinger, cofondateur et chef de la direction de RichRelevance, 82 % des membres de la génération Y seraient portés à prendre une décision d'achat à l'aide de leur téléphone mobile plutôt qu'en s'adressant à un conseiller aux ventes d'un magasin.
Mais il y a plus : une étude d'IHL Group démontre que 28 % des détaillants rapportent un accroissement de la loyauté de leurs clients à la suite de l'implantation du réseau Wi-Fi dans leurs commerces et restaurants. Normal : qui ne serait pas porté à retourner dans un commerce dont le seul souvenir évoque une expérience facilitée ?
Cette donnée sur la loyauté devrait suffire, selon Kevin McCauley, d'AirTight Networks, à convaincre les détaillants d'adopter cette stratégie. Et de procéder rapidement, afin de profiter de l'avantage d'être le premier de son secteur à le faire. Un peu comme le réseau des cafés Starbucks l'a fait, imité des années plus tard (probablement trop tard), par McDonald's et Tim Hortons.
Un ami d'abord, un conseiller ensuite
«On trouve de tout, même un ami», nous a répété pendant des années la ritournelle publicitaire des Pharmacies Jean-Coutu. Eh bien, sans le savoir, le pharmacien et homme d'affaires québécois se faisait le précurseur de l'époque actuelle, où le consommateur - avide d'information en ligne - connaît souvent bien mieux le produit désiré que l'employé d'une boutique, pourtant engagé pour le conseiller.
Là où les experts voyaient un problème important par le passé, inquiets de trouver la recette miracle à la formation et surtout la rétention de leurs employés, d'autres voient aujourd'hui une réalité plus positive : en se rendant en magasin, le consommateur moderne ne serait plus tant à la recherche d'information sur le produit à acheter que d'un ami !
C'est ce que soutient Eric Feinberg, directeur principal, stratégie de produit, de la société Answers Corporation. De fait, le consommateur, aujourd'hui fortement connecté, chercherait en magasin surtout un ami, ou un pair, avec qui échanger sur un pied d'égalité, à propos d'une passion ou d'une catégorie de produits, comme le ferait deux passionnés. De là l'importance, selon James Wright, associé principal de Lippincott, un consultant américain spécialisé en stratégie de marque, d'amener les vendeurs à se concentrer davantage sur l'établissement d'une relation avec leurs clients qu'à la conclusion de transactions. Sur ce plan, on estime qu'Apple réussit bien, alors qu'au contraire Staples (Bureau en Gros au Québec) et Gap ont échoué, victimes surtout d'un très faible niveau d'engagement de leurs employés.
Dans la foulée, les magasins eux-mêmes ne seraient plus tant le lieu où l'on trouve les produits recherchés que le lieu, tel un pub, où les clients se retrouvent entre passionnés, membres en quelque sorte d'un cercle d'initiés. Les rendez-vous littéraires de la librairie-bistro montréalaise Olivieri, ou les activités sportives qu'organisent les chaînes Lululemon et Coin du coureur partout au Québec, s'inscrivent dans cette tendance.
«Au fond, les gens ne vont plus en magasin pour acheter, affirme Lee Peterson, vice-président principal, marque et stratégie, de l'américaine WD Partners. Surtout les plus jeunes, qui n'ont rien à faire du "touch and feel". En boutique, les clients recherchent d'abord une expérience sociale ou émotionnelle. S'ils voulaient seulement acheter, ils se contenteraient de visiter le site du magasin et de le faire en ligne !»
Le commerce physique n'est pas mort
Les commerces traditionnels, ceux qui ont encore pignon sur rue ou dans des centres commerciaux, ne vivent manifestement pas leurs meilleures années. Mais ils ne sont pas morts pour autant, soutiennent les spécialistes.
Bien que le commerce électronique continue de voir ses parts grimper d'année en année, plus de 90 % des ventes au détail sont encore le lot de détaillants traditionnels, équipés de magasins bien réels, rappelle Baljit Dail, président et chef de la direction de JDA Software, un consultant américain spécialisé en technologie dans le commerce de détail. Selon lui, 78 % des consommateurs sont encore attachés à la «gratification instantanée» que leur procure l'achat en magasin. Et lorsqu'ils s'offrent «ce plaisir» d'acheter en boutique, ils dépensent jusqu'à six fois plus que s'ils le faisaient en ligne.
«La brique et le mortier» ne sont donc pas morts, assure M. Dail, qui rappelle à l'appui les succès remportés par le détaillant Ikea. «La suédoise prévoit la construction de 120 magasins entrepôts dans le monde d'ici 2020, chose qu'elle ne ferait pas si c'était véritablement la fin des magasins traditionnels», dit le président de JDA.
L'erreur à ne pas commettre, à son avis, est de gérer ses commerces traditionnels et en ligne de façon indépendante. Les deux forment un tout qui doit être géré comme tel. Bill Simon, ex-président et chef de la direction de Walmart USA, n'en pense pas moins, rappelant au passage que les plateformes de commerce électronique comportent aussi des défauts. «L'expérience électronique est linéaire, elle manque d'instantanéité, et elle ne provoque pas autant de plaisir que lorsqu'on ressort d'un magasin avec le produit convoité. Ça va s'améliorer, mais ce n'est pas encore parfait.»
Le 3D s'en vient
Attention. Le procédé d'impression 3D, dont on parle depuis des années dans le secteur industriel, est en voie de transformer de façon importante l'industrie du commerce de détail.
L'année 2015 ne sera pas l'année où le choc se fera sentir le plus durement, concèdent les spécialistes, mais le moment est venu de s'y préparer sérieusement. La technologie existe - elle permet déjà la reproduction d'une voiture complète en quatre heures. Ce ne serait qu'une question de temps avant que les gens ne puissent se munir d'une imprimante 3D à la maison.
Avec le 3D à la maison, soutient Juan Enriquez, directeur général d'Excel Venture Management de Boston, le temps sera fini où les clients se verront forcés de retourner chez Ikea ou Réno Dépôt pour aller cueillir la fameuse vis manquante à l'assemblage. Une fois les spécifications obtenues, le client pourra très bien fabriquer l'objet désiré.
Il en va de même de multiples objets de consommation courante, sans grande valeur ajoutée, comme un pot de fleurs en plastique, un crochet pour manteau ou un morceau de Lego. Bon nombre d'objets vendus à petit prix chez Dollarama et Walmart, par exemple, pourraient être produits à la maison.
Plus encore, prévient M. Enriquez, non seulement les citoyens seront en mesure de reproduire des objets, mais ils pourront aussi en concevoir de toutes pièces - un support pour tasse de café adapté à un modèle particulier de voiture, par exemple - qu'ils pourront eux-mêmes commercialiser par Internet, court-circuitant la chaîne d'approvisionnement traditionnelle et concurrençant les détaillants.
Données privées : le goulot se resserre
Nul doute que les détaillants continueront par tous les moyens de tirer un maximum de données personnelles ou financières des consommateurs. Il s'agit d'une tendance lourde, même si plusieurs détaillants admettent aujourd'hui encore chercher le moyen de tirer profit de ces montagnes de données. «La plupart d'entre nous sommes riches en données, mais pauvres en informations éclairantes», a déclaré à ce propos Eric Singleton, chef de l'information de Chico's, un détaillant américain de vêtements pour femmes.
Que ce soit en réagissant au statut d'un ami dans Facebook, en réservant ses vacances sur un site de voyages ou en utilisant une carte de fidélité ou de crédit, les consommateurs laissent partout des traces utiles aux détaillants. Avec toujours le même argument : mieux connaître pour ainsi mieux servir...
Mais voilà, les choses ne pourront se poursuivre ainsi très longtemps. Aux États-Unis à tout le moins, car Washington a bien l'intention de mettre un peu d'ordre dans ce que l'on pourrait qualifier de «Far Web». Des élus de la Chambre des représentants, un républicain et un démocrate, tous deux membres du groupe de travail sur la vie privée, l'ont confirmé au congrès de la NRF.
«Les entreprises qui collectent toutes ces informations le font avec de bonnes intentions. Toutes disent que jamais elles n'en abuseraient, et je suis prêt à les croire, a expliqué le sénateur démocrate Peter Welch. Mais tout le monde n'est pas ainsi. Nous le savons. Et il faut protéger les consommateurs au cas où toutes ces données se trouveraient entre de mauvaises mains.»
Abondant dans le même sens, la sénatrice républicaine Marsha Blackburn soutient que l'Américain moyen traîne généralement trois à quatre clés sur son trousseau, et que son portefeuille contient en moyenne de huit à quinze cartes de fidélité. Dans ces conditions, dit-elle, «il est impérieux de tracer rapidement des balises qui pourront protéger ce qu'il leur reste de vie privée».
Le comité suggérera des mesures qui pourraient se traduire par des lois au cours de la prochaine année. Il est à prévoir que ces dernières trouveront rapidement écho dans d'autres pays.
Des centres commerciaux vont devoir fermer
Même si les commerces sur rue et dans des centres commerciaux continuent d'avoir leur place dans l'univers actuel, la suroffre de locaux commerciaux ne fait de doute pour personne. Le faible taux de location de plusieurs centres commerciaux de deuxième ordre, moins bien localisés ou moins bien entretenus, le prouve.
La NRF estime qu'aux États-Unis, entre «9 % et 10 %» des locaux autrefois bâtis à des fins commerciales ne sont plus nécessaires et que le taux d'inoccupation de certains centres commerciaux dépasse parfois «30 % à 40 %».
«C'est un signe évident de changements de comportement d'achat des consommateurs, qui n'est peut-être pas lié uniquement au commerce électronique», affirme Ellen Zentner, économiste principale de Morgan Stanley. Lee Peterson, vice-président principal de WD Partners, soutient que le trafic des centres commerciaux diminue de 5 % tous les mois aux États-Unis depuis au moins 30 mois.
Le problème, selon l'économiste en chef de la NRF, Jack Kleinhenz, est que pour l'heure ces propriétés ne ferment pas leur porte, ne sont pas démolies et que leur conversion vers une autre vocation se fait difficilement. Plusieurs de ces centres finiront par mourir et disparaître. Mais ça risque de prendre du temps.
Selon Michael P. Niemira, associé et économiste en chef pour le compte de The Retail Economist, le magasinage fait trop partie de la réalité sociale des Américains pour disparaître complètement : «Cela fait partie de leur loisir. Ce n'est pas durant ma vie qu'on verra cela. Le commerce électronique continuera de grandir, mais il ne prendra pas tout. Ça, je ne le crois pas».
La fin de la livraison à domicile ?
Sans disparaître complètement, la livraison à domicile pourrait avant longtemps ne plus faire partie du service de base offert par les détaillants en ligne. Pourquoi ? C'est une question de rentabilité. Jack Kiefer, fondateur de Babyage.com, explique ainsi que dans certaines régions des États-Unis, comme en Californie, les services de livraison à domicile sont si onéreux que la vente de certains produits n'est plus rentable.
La situation influe sur les marges des petits comme des grands détaillants. À tel point que, selon Kacey Sharrett, vice-présidente, multicanal, de Toys R Us aux États-Unis, le géant américain du jouet commence à réfléchir, comme d'autres, à une façon de différencier les prix selon les délais de livraison souhaités par les consommateurs en ligne.
Le problème est plus préoccupant quand la livraison est promise le jour même. Celle-ci n'est pas pour tout le monde, estime Mme Sharrett. «Le lait, les couches... pour une mère seule à la maison avec les enfants, ça peut être pratique. Mais dans d'autres circonstances, ou en dehors des zones urbaines, ce n'est pas toujours nécessaire ni même possible», dit-elle.
Une tendance complémentaire consiste à offrir aux clients la possibilité de cueillir leurs biens en magasin après les avoir préalablement achetés en ligne. Déjà, le tiers des clients en ligne de JC Penney récupèrent leurs achats en magasin, souligne Mike Rogers, chef du service à la clientèle du détaillant américain.
Selon Lee Peterson, vice-président principal, marque et stratégie de WD Partners, cette option sourit à un nombre croissant de consommateurs, soucieux de réduire leur facture, peu disposés à accueillir un livreur à domicile ou ne pouvant attendre que le produit leur soit livré.
Selon M. Peterson, l'autocueillette serait favorisée par 64 % des consommateurs américains en 2014, comparativement à seulement 4 % en 2010. D'où l'émergence de nouveaux moyens de distribution des produits achetés. En plus de la possibilité d'aller les chercher en magasin, on explore des services de distribution comparables au service de commande à l'auto de la restauration rapide, permettant la cueillette sans devoir entrer dans le magasin. En Europe, certains commerces permettent aux consommateurs de cueillir leurs achats dans un casier verrouillé, à toute heure du jour ou de la nuit, sans l'aide d'un employé.
*10 millions: Le nombre de personnes qui s'ajoutent chaque année dans le monde dans la catégorie des consommateurs de luxe. Source : JGA
*Henry: Henry, pour High Earners Not Rich Yet, est la nouvelle cible privilégiée des détaillants. Né après 1980, fortement scolarisé et disposant d'un salaire annuel de 100 000 $ à 250 000 $, il a des goûts de riche et consomme en conséquence. Il est convaincu d'être unique en son genre ; les États-Unis compteraient néanmoins 25 millions de ses semblables.
*1,9 million: Nombre d'employés dans le secteur du commerce de détail au Canada, soit 12,4 % de l'emploi total. C'était en 2013 (dernière année disponible), soit avant les fermetures de plusieurs chaînes importantes. Source : Statistique Canada