EXCLUSIF. Couche-Tard a laissé entendre à ses employés que la syndicalisation de ses magasins pourrait entraîner la fermeture d’établissements, a appris Les Affaires.com. Cet avertissement flirte avec les limites des balises imposées par le Code du travail, selon des experts interrogés.
«Tous ceux qui connaissent Couche-Tard vous diront qu’un grand nombre de nos succursales ne pourrait pas soutenir l’augmentation importante des coûts causée par un syndicat, a dit Alain Bouchard, président et chef de la direction de l’entreprise lavaloise, dans une vidéo à l’intention des employés. Devant une telle explosion, tous les scénarios devraient alors être envisagés. Il s’agit d’ailleurs d’une réalité par laquelle ont dû passer d’autres détaillants au Québec confrontés à la même situation.»
Cet extrait survient au milieu de la cinquième minute d’une vidéo interne de près de 7 minutes destinée aux employés du détaillant. LesAffaires.com l’a obtenu d’un employé qui demande de ne pas être identifié par crainte de représailles. La vidéo a été produite et diffusée après la demande en accréditation des employés de la succursale de Jean-Talon Est (à l’angle de D’Iberville) à la mi-janvier. Les deux premières minutes sont consacrées à la scission de la division Est du Canada et les cinq suivantes abordent la question syndicale.
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La succursale en question est maintenant accréditée. Un deuxième établissement à Longueuil vient de faire une demande d’accréditation. En janvier, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) avait fait part de son intention de lancer une vaste campagne de syndicalisation.
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Légal?
L’extrait de la vidéo cité à la page précédente pourrait être interprété comme une violation du Code du travail, qui interdit les menaces pour convaincre un employé d’adhérer ou non à un syndicat, analyse Frédéric Paré, professeur en droit du travail et en relations industrielles à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. «Même si on ne parle pas explicitement de fermeture, il est clair qu’on l’évoque en faisant allusion à ce qui est arrivé au Walmart à Jonquière, explique-t-il. Dans le Code du travail, on dit que les communications doivent être exemptes de menaces. On ne spécifie pas si ces menaces doivent être explicites ou voilées.»
Une entreprise a le droit de communiquer avec ses employés pour faire connaître son opinion sur la syndicalisation ou pour rectifier des faits qu’ils jugent erronés, rappelle Jean-Claude Turcotte, avocat et associé de Loranger Marcoux, une société spécialisée en droit du travail qui offre ses services aux entreprises. Cette liberté d’expression doit toutefois se faire sans menace, sans intimidation, sans espionner les employés et sans promesses indues en échange d’un rejet du syndicat. M. Turcotte n’a pas visionné la vidéo pour ne pas avoir à se prononcer sur légalité de son contenu.
Un employeur est tout à fait dans son droit de parler de syndicalisation avec ses employés, acquiesce M. Paré. Les entreprises devraient toutefois se montrer prudentes lorsqu’elles laissent sous-entendre que la syndicalisation aurait certaines conséquences comme l’a fait M. Bouchard. «Si j’avais conseillé la direction de Couche-Tard, je lui aurais suggéré de mettre de côté cet extrait.»
Dans l’ensemble, le contenu de la vidéo n’est pas problématique, croit Reynald Bourque, professeur en relations industrielles à l’Université de Montréal et ancien négociateur syndical. L’extrait à la page précédente pourrait toutefois être sujet à des interprétations différentes, admet-il. «J’ai déjà vu des cas bien pires», commente-t-il.
Pour Michel Grant, professeur associé en relations industrielles à l’UQAM, le message de la vidéo flirte avec les limites imposées par le Code du travail. «C’est clair que M. Bouchard n’a pas rédigé le texte seul, affirme-t-il. Il est prudent, et on voit qu’il a reçu des conseils juridiques. Dans ses propos, il va le plus loin qu’il aurait pu aller. Si j’étais la CSN, j’essaierais tout de même de contester cette communication à la Commission des relations du travail (CRT).»Pour sa part, Laurence Léa Fontaine, professeure spécialisée en droit du travail à l’UQAM, est agacée par les commentaires de M. Bouchard sur la sollicitation en milieu de travail : «Sachez que la loi prohibe la sollicitation d’adhésion pendant votre temps de travail, et qu’un syndicat qui agirait ainsi agirait dans l’illégalité», prévient le président de Couche-Tard vers 2 min 30 sec.
Si cette déclaration est vraie, les employés peuvent faire des activités de sollicitation durant leur pause, leur repas ou après les heures de travail, nuance Mme Fontaine. En ne précisant pas cette possibilité, M. Bouchard pourrait effrayer à tort les employés «en brandissant le spectre de l’illégalité».
Couche-Tard a d’ailleurs déjà subi un revers sur la question de la sollicitation sur les lieux de travail. L’entreprise alléguait que la CSN effectuait de la sollicitation illégale sur les lieux de travail en distribuant des cartes de visite aux employés. La commissaire Andrée St-Georges de la CRT a rejeté la demande d'ordonnance provisoire de la chaîne de dépanneur. Selon le CRT, la CSN ne faisait que diffuser de l’information, ce qui relève de la liberté d’expression.
Mme Fontaine s’inquiète également du fait que M. Bouchard invite les employés à poser des questions à leurs gérants ou au personnel des ressources humaines. «Ce ne sont pas des personnes qui sont neutres, dénonce-t-elle. Cette invitation peut causer des problèmes aux employés. »
Dans la mesure où les employés ne sont pas contraints à se confier à leur employeur, une entreprise a tout le loisir de promouvoir une politique de porte ouverte, défend M. Turcotte.
Couche-Tard a décliné nos invitations à commenter le contenu de la vidéo. Sa porte-parole, Denise Deveau, a toutefois confirmé que l’entreprise lavalloise avait sollicité des avis juridiques lors de la rédaction du texte récité dans la vidéo.
Notons qu’après quatre minutes de diffusion, M. Bouchard affirme que Couche-Tard a été nommé par ses employés parmi les meilleurs employeurs du Québec. M. Bouchard fait allusion au concours Défi Meilleurs Employeurs organisés conjointement par le journal Les Affaires, par Towers Watson et par l'Ordre des conseillers en ressources humaines agréés au printemps dernier. La récompense saluait notamment les possibilités d’avancement au sein de l’entreprise et l’écoute des ressources humaines.
Dans une entrevue accordée à LesAffaires.com en janvier, Luis Donis, porte-parole de la CSN, faisait une tout autre lecture des qualités d’employeurs de Couche-Tard. Celui-ci déplorait notamment la faiblesse des salaires et le fait que les employés qui travaillaient la nuit n’avaient pas une meilleure rémunération.
Selon Mme Fontaine, les demandes d’accréditation syndicale parlent d’elles-mêmes. «On n’essaie pas de se syndiquer lorsqu’on a d’excellentes conditions de travail», argumente-t-elle.
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