Quand on pense aux difficultés qu'a connues le Groupe Jean Coutu au cours de son histoire, on songe d'abord à la fin abrupte du rêve américain. Or, ce n'est pas au sud de la frontière que le plus célèbre pharmacien du Québec a commis sa principale bévue, mais en Ontario.
Dans son autobiographie, lancée mercredi, M. Coutu raconte qu'en 1995, on a offert à son entreprise d'acquérir la chaîne Big V, qui comptait alors 135 pharmacies, principalement dans le Sud-Ouest ontarien.
Les négociations allaient bon train avec les vendeurs, mais au moment fatidique, M. Coutu a refusé d'allonger quelques millions de dollars de plus pour sceller la transaction, faisant fi des conseils de son entourage.
Dans le livre, Jean Coutu confesse qu'il voulait "à tout prix conclure une transaction où nous n'aurions tiré que des avantages", alors que "les bons 'deals' exigent qu'il y ait deux gagnants".
Il n'y a pas de doute: pour l'homme de 83 ans, cette "bourde" a été la plus importante de sa carrière. Big V a finalement été repris par l'éternel rival de Jean Coutu, Shoppers Drug Mart (TSX:SC), au moment même où ce dernier accentuait sa présence au Québec.
"Ce n'était pas sans me donner l'impression d'avoir un peu dirigé la rondelle dans mon propre but", peut-on lire dans l'ouvrage.
"N'eut été de mon entêtement, nous posséderions aujourd'hui plus de 350 établissements en Ontario (à la faveur de la croissance des activités de Big V), ajoute-t-il. Comme on le répétait dans le rite pénitentiel qui marquait le début des messes de mon enfance: par ma faute, par ma faute, par ma très grande faute..."
En entrevue, M. Coutu relativise: "ç'a été une chance manquée, mais ça ne nous a pas empêchés de bien réussir quand même", souligne-t-il.
Le dirigeant explique en partie son erreur par le fait que l'attention de son entreprise était alors tournée vers les États-Unis, où les affaires allaient rondement.
L'épisode américain
Cette aventure chez l'Oncle Sam se terminera malheureusement en queue de poisson, Jean Coutu devant se résigner, en 2006, à céder ses pharmacies Brooks et Eckerd, alors en difficulté, au géant Rite Aid.
Pourtant, avant l'achat de 1549 pharmacies Eckerd, au coût de 2,4 milliards $ US, la chaîne américaine de Jean Coutu, Brooks, se portait à merveille.
Selon l'entrepreneur, la déconvenue découle d'un concours de circonstances: l'intense débauchage de pharmaciens d'Eckerd par la concurrence, le refus de nombreux employés de quitter la Floride, où se trouvait le centre administratif d'Eckerd, pour déménager au siège social américain de Jean Coutu, en Nouvelle-Angleterre, puis le succès rapide de la photo numérique, alors qu'Eckerd dominait le marché du développement photo.
"Cette situation s'est prolongée sur une période de plus de deux ans et a été particulièrement éprouvante pour ma famille, nos employés, de même que pour les innombrables détenteurs d'actions de la compagnie", reconnaît sans détour Jean Coutu.
De la médecine à la pharmacie
Cela n'a bien sûr rien enlevé aux réussites du groupe au Québec et dans les régions périphériques du Nouveau-Brunswick et de l'Ontario.
Fils de médecin, M. Coutu a d'abord voulu suivre les traces de son père, mais la décision injuste d'un professeur lors d'un examen à la faculté de médecine de l'Université de Montréal l'a fait bifurquer vers la pharmacie.
Pour cet être ambitieux et amoureux du contact avec les gens, ce fut un mal pour un bien. En 1960, il a acheté sa première pharmacie, qu'il a payée 15 000 $. D'autres ne tarderont pas à suivre.
En 1969, lui et son associé d'alors, Louis Michaud, ont frappé le grand coup: inspirés par un modèle américain qui en était à ses premiers balbutiements en Ontario, ils ont ouvert leur première "Pharm-Escomptes Jean Coutu" sur le Plateau Mont-Royal, à Montréal. Succès immédiat.
Avant bien d'autres, Jean Coutu a pris conscience que les pharmaciens ne pouvaient plus se distinguer par la qualité de leurs produits, puisque depuis la fin des années 1950, ils ne les fabriquaient plus eux-mêmes.
Pour un professionnel qui avait passé autant d'années à l'université, le constat était quelque peu "humiliant", glisse-t-il. Mais il allait se révéler payant.
"Je ne pouvais pas dire que mes médicaments étaient les meilleurs, mais je pouvais dire qu'ils étaient meilleur marché, relate-t-il. C'est là que ça a commencé."
L'expansion du groupe s'est accélérée lorsque MM. Coutu et Michaud ont décidé d'accorder des franchises de la bannière partout au Québec. Aujourd'hui, on compte 378 pharmacies Jean Coutu.
L'homme s'est hissé parmi les Québécois les plus riches. "C'est le pauvre monde qui m'a fait", confie-t-il.
Bien sûr, il ne se prive de rien, mais il n'a jamais caressé d'idées de grandeur. Certes, il avait les moyens d'investir dans les défunts Expos, il possède une Mercedes, une maison à la campagne et un appartement à Paris.
"C'est des mots, ça", dit-il, en parlant de son statut de milliardaire.
"Ces millions et ces milliards-là, il faut qu'ils servent à quelque chose", ajoute-t-il, avant de mentionner que comme l'artiste, l'entrepreneur doit savoir partager son talent.
"Si mon rôle dans la vie, ç'a été de faire des sous, il faut que je continue à en faire. Pas pour les accumuler et m'asseoir dessus, mais pour en faire bénéficier ceux qui ont moins de talent pour faire des sous."
Et même s'il n'aime pas donner des conseils, il offre celui-ci à ceux qui voudraient suivre sa trace: ne pas avoir peur de l'inconnu.
"Si tu vois une tendance qui s'en vient, fonce. Si c'est bon, les gens vont en acheter. Si ce n'est pas bon, tu vas manquer ton coup. Mais si tu te mets à trop réfléchir, tu ne feras jamais rien."
"Sans prescription ni ordonnance" est publié aux éditions de l'Homme. Pour chaque livre vendu, 5 $ seront versés à l'orphelinat-école de Jacqueline Lessard, en Haïti.