EXCLUSIF. Une nouvelle confrontation se dessine dans le monde des relations de travail alors que Target persiste et signe : les employés des magasins Zellers seront tous mis à pied et elle reprendra uniquement ceux qu’elle désire. Les TUAC montent aux barricades et promettent de fournir leurs avocats aux travailleurs non syndiqués qui en ont besoin.
Une rencontre a eu lieu il y a quelques jours entre la ministre du travail du Québec, Lise Thériault, et deux hauts dirigeants de Target, le vice-président aux affaires gouvernementales, Matt Zabel, et le vice-président aux relations de travail, Jim Rowader.
« La ministre a exposé le cadre légal québécois et ses règles juridiques, notamment en ce qui a trait aux règles de transmission des entreprises. Elle a aussi demandé à ce qu’ils rencontrent la direction des Normes du travail. Ils nous ont dit qu’ils entendaient se conformer aux lois et règlements du Québec », a indiqué l’attaché de presse de la ministre, Harold Fortin.
Target a peut-être l’intention de respecter le cadre légal québécois, mais n'en a pas la même interprétation que tous, a constaté Les Affaires. « Il s’agit d’une transaction immobilière où nous ne reprenons que les baux de location. Il n’y a pas une succession d’employeurs », a indiqué une porte-parole de Target, Amy Reilly. L’entreprise estime que Zellers devra verser une compensation de licenciement à ses employés et qu’elle ne sera pas forcée de reprendre les salariés.
Plusieurs employés risquent de perdre leur emploi alors que ceux qui seront réembauchés perdront tous les avantages liés à leur ancienneté, dont la protection contre un congédiement sans cause juste et suffisante (accordée par la Loi sur les normes à un salarié qui compte deux ans d’ancienneté).
La lecture du cadre juridique de Target vient en collision avec un courant jurisprudentiel à l’effet qu’on ne peut congédier les salariés d'une entreprise si on retrouve dans celle qui lui succède les éléments essentiels de la première. Ne pas retrouver le même nom n'est que de peu de pertinence, alors que l'emplacement et la clientèle visée sont des éléments déterminants en commerce de détail, soutiennent des juristes.
Target dit être prête à racheter pour 1,8 G$ jusqu'à 220 des 279 baux de Zellers au Canada. Le Québec compte une soixantaine de Zellers. On ne sait toujours pas quels baux l'intéressent.
Les TUAC s'amènent
"Nous sommes offusqués de la façon dont Target se comporte. Ils se foutent du monde. C'est la première fois que je vois quelque chose comme ça", s'emporte le président des Travailleurs Unis de l'alimentation et du commerce, Tony Filateau.
Les TUAC représentent les magasins Zellers de Montréal nord et de Terrebonne. Une demi-douzaine d'établissements sont réputés syndiqués au Québec, dont deux au Saguenay.
Monsieur Filateau ne s'attend pas à ce que Target reprenne les baux des deux établissements représentés par son organisation. Ni ceux d'aucun établissement syndiqué, d'ailleurs, histoire de ne pas croiser le fer avec les maillons de résistance les plus forts. Il dit cependant avoir été approché par plusieurs travailleurs d'établissements non syndiqués qui sont inquiets de la situation et promet de ne pas rester inactif.
"Nous n'allons pas tenter de syndiquer ces établissements, dans le contexte ce serait mettre à risque des emplois. Mais nous allons fournir nos avocats aux salariés qui le veulent et nous présenter devant le tribunal", lance-t-il.
Le patron des TUAC estime que Target se comporte en mauvais citoyen corporatif. "Costco, une entreprise non syndiquée, a acheté Club Price, une entreprise syndiquée, et ne s'est pas comportée ainsi. Canadian Tire achète Forzani et ne se comporte pas ainsi. Même Walmart quand elle a acheté Woolco n'a pas agi ainsi", lance-t-il.
La Commission des normes pourrait intervenir
Les travailleurs non syndiqués des Zellers ont la possibilité de porter plainte à la Commission des normes du travail, qui leur déléguera gratuitement un avocat si elle estime que Target viole la Loi sur les normes du travail. De façon préliminaire, la CNT avait indiqué aux Affaires il y a quelques mois que l'opération projetée par Target apparaissait contrevenir aux dispositions et qu'elle pourrait prendre fait et cause des salariés qui porteraient plainte.
"Nous avons eu une rencontre d'information avec Target sur l'ensemble du cadre juridique. Les dispositions concernant les aliénations d'entreprises leur ont été expliquées. Elle n'a pas fait clairement part de ses intentions de mettre tout le monde à pied. Nous attendons et verrons comment tout cela va procéder", a dit le porte-parole de la Commission, Jean-François Pelchat.
Le bras de fer juridique
Des juristes représentant des organisations syndicales estiment que Target a une lourde pente à remonter si elle pense pouvoir se défaire de salariés qui comptent deux ans et plus d'ancienneté. "Ils vont vraiment devoir se mettre sur la première vitesse du pédalier s'ils veulent monter cette côte", dit Marius Ménard, un avocat spécialisé en droit du travail, qui a dernièrement remporté une importante victoire contre Zellers au Saguenay. "En achetant les baux, ils apparaissent viser la même aire de distribution, la même zone d'influence. Il s'agit d'un magasin qui fonctionnera avec un même mode d'exploitation", dit-il notamment.
"La question est de savoir s'il y a poursuite de l'entreprise", précise Alain Barré, professeur en droit du travail au Département des relations industrielles de l'Université Laval.
Et pour le savoir il faut chercher à voir quels sont les éléments essentiels de celle-ci et s'ils se retrouvent dans la nouvelle entité.
Dans le commerce de détail, le lieu est probablement l'élément essentiel, croit M. Barré. Il s'appuie notamment sur la décision Alimentation de la Seigneurie, un jugement rendu en 1983 par le Tribunal du travail. Dans cette affaire, un exploitant avait cessé d'opérer et le propriétaire de l'immeuble avait signé un bail avec une autre entreprise de l'alimentation. Le tribunal a jugé qu'il s'agissait d'une situation de même entreprise. "Et la Cour Suprême a cité cette décision comme un bon exemple d'application du test de maintient de l'entreprise", dit-il.
Un autre avocat ajoute que le prix de 1,8G $ offert par Target ne peut viser que des baux. "Ils achètent aussi de la clientèle, c'est clair, une autre illustration de la poursuite de l'entreprise", dit-il.
Des avocats du côté patronal estiment cependant que Target n'est pas dépourvue d'arguments à soumettre et que la pente à remonter n'est peut-être pas si importante. "Je serais surpris que Target achète les inventaires de Zellers, ils vont probablement avoir leurs propres produits. Plusieurs magasins risquent de fermer pendant un certain temps pour réaménagement des locaux. C'est un autre indice qu'il n'y a pas continuité de l'entreprise. Tout est dans le degré de distinction", dit un avocat spécialiste en droit du travail, qui demande à ne pas être identifié.
Alain Barré reconnaît d'ailleurs que la jurisprudence n'est pas unanime. Une récente décision de la Commission des relations de travail impliquant les TUAC et Metro a conclu qu'il n'y avait pas poursuite de "l'entreprise" lorsqu'un franchisé Metro fermait son établissement et que la société ouvrait, 19 mois plus tard, dans les mêmes locaux, un Super C.
"La Commission dit notamment qu'il ne s'agit pas des mêmes produits et que le délai écoulé fait en sorte qu'il s'agit d'une nouvelle entreprise. Mais curieusement, personne n'a plaidé l'affaire Alimentation de la Seigneurie et l'entérinement par la Cour Suprême du critère d'emplacement qui y avait été retenu", dit Alain Barré.