Les franchiseurs ont la responsabilité « implicite » de protéger continuellement leur marque, selon un jugement rendu contre le propriétaire de la bannière Dunkin’ Donuts dans un litige qui l’oppose à ses franchisés québécois. L’une des questions que soulève le jugement sera de savoir où se situe la frontière entre négligence et mauvaises décisions commerciales, selon les experts interrogés par LesAffaires.com
Vendredi dernier, la Cour supérieure du Québec a ordonné à Dunkin Brand Group de payer 16,4 M$ à ses franchisés québécois dans un litige qui suit son cours depuis 2003. Si la décision n’est pas infirmée par la Cour d’appel, le jugement fera vraisemblablement jurisprudence.
Dans les grandes lignes, les franchisés alléguaient que leur franchiseur n’avait pas fait les efforts nécessaires pour contrer la concurrence de Tim Hortons. Autrement dit, les demandeurs dénonçaient l’absence de soutien de l’entreprise américaine après 1995. Le juge Daniel Tingley a tranché en leur faveur. Le défendeur, pour sa part, a déjà signifié son intention d’appeler de la décision.
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Pour Frédéric Gilbert, l’un des deux procureurs représentant les franchisés, le jugement démontre que les franchiseurs ont un devoir « implicite » de protéger leur marque. « Cette obligation est implicite parce qu’elle fait partie de l’essence même du contrat, qu’elle y soit inscrite ou non, explique l’avocat de Fasken Martineau. C’est en ce sens que cette décision vient marquer la jurisprudence. »
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Un échec devient-il un motif de poursuite?
Le jugement soulève toutefois une question. Pourra-t-on poursuivre pour une stratégie d’affaires qui n’a pas livré les résultats espérés?
Non, tranche Frédéric Gilbert. « Ça ne veut pas dire que le franchiseur a une obligation de réussite, explique-t-il. Ce n’est écrit nulle part dans le jugement. Protéger sa marque n’équivaut pas à gagner la lutte commerciale. Ce n’est pas ça le test. »
« Le franchiseur qui, demain matin, a une perte de parts de marchés n’est pas en danger à la lumière du jugement, s’il est capable de démontrer qu’il prend les moyens nécessaires, estime M. Gilbert. Encore une fois, c’est une obligation de moyens pas de résultats. »
Pour invoquer ce jugement, le franchisé doit faire la preuve d’un degré « grave » de négligence ou d’abandon, rassure l’avocat.
François Alepin du cabinet Alepin Gauthier à Laval croit, lui aussi, que l’argument d’un franchisé qui critiquerait les moyens pris ne « tiendrait pas la route » devant un juge.
L’avocat spécialiste du droit de la franchise croit cependant que le jugement est assez ouvert pour que la question reste en suspend jusqu’à ce qu’un tribunal se prononce sur la question.
« Oui quelqu’un pourrait essayer de plaider ça, croit l’avocat qui n’était pas partie prenante au dossier. Je dois vous dire que si j’avais de l’argent à miser, je miserais sur l’obligation qui en reste une de moyen, et non pas de résultats. »
Un retour à la jurisprudence Provigo (page suivante)
Un retour à Provigo
La décision de la Cour supérieure vient ainsi renforcer un jugement de 1998 portant sur les obligations dites « implicites ». Le litige opposait Provigo et ses franchisés. À l’époque, les plaignants dénonçaient la décision de Provigo d’établir des magasins d’une autre de ses bannières (Héritage) près de leur franchise. Ces établissements entraient en concurrence avec leur épicerie.
Sans interdire la possibilité de concurrencer ses franchisés, le jugement a indiqué que le franchiseur devait soutenir leurs franchisés devant la concurrence. Une obligation « implicite » à tout contrat de franchisage.
Dans le cas de l’affaire Dunkin’ Donuts, le jugement vient définir davantage quelles sont ses responsabilités dites « implicites ». Dans ce cas-ci, on parle de la protection de la marque dans un marché donné. Pour les franchisés de Dunkin’ Donuts, il s’agissait du marché provincial.
Le jugement enlève aussi un argument de défense pour les franchiseurs lors d’un éventuel recours collectif, croit François Alepin. Dans un litige qui impliquerait plusieurs franchisés, le défendeur ne pourrait pas plaider les mauvaises pratiques d’affaires des plaignants pour expliquer la contre-performance de la marque, comme l’a fait Dunkin’ Donuts.
« C’était difficile pour le juge de penser que tout le monde était des derniers de classe », constate M Alepin. « Quand tu dis à quelqu’un qu’il ne suit pas le système, c’est un peu se blâmer soit même, car le chien de garde du système, c’est le franchiseur, ajoute-t-il. Si le franchiseur ne fait pas sa job, ça affaiblit l’ensemble du réseau. »
La troisième étape de la franchise
Outre la question juridique, le litige rappelle l’importance qu’ont les deux partis dans la protection de la marque, selon Pierre Garceau, pdg du Conseil québécois de la franchise. « Vers les années 1950, les franchiseurs ont vu les franchisés comme des employés, raconte-t-il. Vers le milieu des années 1980, les franchisés ont commencé à se voir comme des entrepreneurs clients. Désormais, la tendance va vers une responsabilisation des deux parties. »
Autrement dit, ils sont partenaires. Le franchiseur protège la marque et les concepts. Le franchisé assure que les services aux clients sont bien rendus.