DOHA - Alors que les événements dramatiques des dernières semaines ont plongé l'industrie du transport aérien dans la stupeur, la montée en puissance des pays du Golfe lui offre une autre raison de s'inquiéter.
En un peu plus d'une décennie, le Moyen-Orient, en particulier les pays de la région du golfe Persique, est parvenu à s'imposer comme une nouvelle plaque tournante internationale.
Après Dubaï depuis quelques années, c'est au tour de Doha, au Qatar, et d'Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, de faire concurrence aux plateformes de correspondance traditionnelles que sont notamment les aéroports de Chicago, Londres, Amsterdam et Tokyo.
Ces villes escales, encore à peu près absentes des plans de vol il y a une vingtaine d'années, récoltent aujourd'hui les fruits d'une stratégie ambitieuse et exécutée à l'aide, entre autres, d'investissements colossaux.
Résultat : si seulement 4 % du trafic aérien transitait par ces déserts au début des années 2000, le trafic de la région compte aujourd'hui pour près de 10 % de celui de la planète, selon les dernières données de l'Association internationale du transport aérien (IATA).
«C'est énorme. L'air de rien, les pays du Golfe sont en train de tirer tout le ciel de leur côté», observe Karl Moore, spécialiste de l'industrie et professeur de stratégie à la Faculté de gestion Desautels de l'Université McGill.
À la tête d'une quarantaine d'élèves en voyage d'études, ce dernier prévoit s'arrêter à Doha avant de redécoller aussitôt vers Hong Kong l'hiver prochain. «C'est un peu plus long, mais aussi moins cher. À mon avis, les habitudes des passagers ont commencé à changer et elles continueront de le faire.»
Trois villes, trois transporteurs
Ce changement rapide des habitudes donne des sueurs froides aux sociétés aériennes traditionnelles.
À coup de milliards de dollars d'investissement, les villes de Dubaï, Doha et Abu Dhabi ont su tirer avantage de leur situation géographique stratégique - à mi-chemin entre l'Amérique, l'Europe et l'Asie - pour profiter du développement que l'on observe dans des économies émergentes comme l'Inde, la Chine et même le Brésil.
Le succès de chacune est intimement lié à celui des trois jeunes sociétés aériennes régionales, devenues rapidement vedettes de l'industrie : soit Emirates Airlines pour Dubaï, Qatar Airways pour Doha et Etihad Airways pour Abu Dhabi. Elles ont transporté ensemble près de 75 millions de passagers en 2013.
Leurs stratégies diffèrent. Qatar s'est jointe à l'alliance Oneworld (British Airways, Cathay Pacific, etc.), Etihad investit dans des transporteurs étrangers (Air Berlin, Aer Lingus et Alitalia), tandis qu'Emirates mise sur des alliances ponctuelles, au gré de ses besoins. Mais toutes ont le même objectif : s'imposer comme carrefour aérien international.
Et à la guerre comme à la guerre, ces trois transporteurs ne lésinent ni sur la qualité ni sur les moyens, observe Pierre Jeanniot, ex-pdg d'Air Canada (1984 à 1990) et de l'IATA (1993 à 2002). «Leurs moyens sont tels, dit-il, qu'ils sont responsables ensemble de l'achat d'au moins 70 % des ventes des A380 d'Airbus et des 787 Dreamliner de Boeing.»
Une donnée que confirme Mario Longpré, associé spécialiste de l'industrie aérospatiale chez PwC, à Montréal. Ensemble, elles cumulent près de 700 appareils neufs en commande, ce qui devrait leur permettre de doubler encore leur portée d'ici 10 ans.
Il faut dire que la concurrence entre les compagnies se fait beaucoup sur le front du développement des produits de luxe, où la clientèle est de loin la plus lucrative.
Emirates a déjà lancé le bal en offrant les premières douches à bord de ses A380. Etihad a renchéri en introduisant le concept de location d'une cabine complète (The Residence) avec salle de bain et lit double, à même ses vols réguliers.
Sans aller aussi loin, Qatar Airways a introduit les vols reliant les aéroports de Doha et Heathrow à Londres, entièrement consacrés aux passagers en classe Affaires et Première.
Des aéroports en croissance (page suivante)
Des aéroports en croissance
Ces efforts se font bien sentir, selon les données du Airports Council International (ACI).
En 2013, le volume de passagers internationaux a crû de 10 % au Moyen-Orient, par rapport à une hausse de 5,4 % ailleurs dans le monde. Dubaï, maintenant le septième aéroport le plus occupé du monde (66,4 M de passagers), a connu une hausse de 15,2 % en 2013. En 2020, cet aéroport prévoit accueillir 100 M de passagers par année.
«Avec des croissances à deux chiffres dans le trafic de passagers, Dubaï va continuer de gagner en importance en 2014, consolidant son statut de plaque tournante principale, entre l'Est et l'Ouest», analyse la chef économiste de l'ACI, Rafael Echevarne.
Par ailleurs, tandis que le tiers des 30 aéroports les plus occupés de la planète ont vu leur trafic cargo décliner, ceux du Moyen-Orient font bande à part. Doha a vu son volume grimper de 4,6 %, Dubaï de 6,8 % et Abu Dhabi de... 24,1 % !
«Les plans sont ambitieux. Mais personne ne rêve dans la région et les objectifs de chacun sont tout à fait réalisables», assure Lorne Riley, un Canadien d'origine, devenu directeur du marketing des Aéroports de Dubaï.
Concurrence et protectionnisme
Cette situation n'est pas de nature à plaire aux sociétés aériennes plus établies qui l'accusent, à mots à peine couverts, de leur livrer une concurrence déloyale en profitant d'«aides indues» de leurs gouvernements respectifs.
Rabais sur le carburant, droits d'atterrissage défiant toute concurrence, construction d'aérogares aux allures de Taj Mahal offerts sur un plateau d'argent... Tous les arguments y passent pour justifier les pressions de certains transporteurs qui cherchent à restreindre l'entrée de ces nouveaux acteurs sur leur territoire.
C'est le cas d'Air Canada, qui a convaincu Ottawa de limiter le nombre de vols d'Emirates, d'Etihad et de Qatar Airways, à Toronto ou Montréal, à seulement trois par semaine.
Le transporteur soutient encore noir sur blanc sur son site Web que les «transporteurs du Golfe [...] offrent leurs vols à des prix inférieurs à ceux d'autres transporteurs titulaires, comme Air Canada, grâce à des subventions pratiquement illimitées et au soutien qu'ils reçoivent de leurs gouvernements».
Le sujet est délicat et fait rage depuis des années dans les officines de l'aviation internationale. Est-ce que les transporteurs du Golfe font vraiment une concurrence déloyale aux autres transporteurs ? «Si beaucoup le disent, cela n'a jamais vraiment été prouvé», soutient Mathieu Blondel, associé du bureau parisien d'Arthur D. Little, un cabinet-conseil en stratégie.
Invité à se prononcer sur le sujet, le président de l'IATA, Tony Tyler, évite de se mouiller. «Tous ces transporteurs sont membres de notre association et nous les appuyons tous, tempère-t-il. [...] Chacun fait valoir ses arguments auprès de leurs gouvernements qui sont libres d'agir ensuite. [...] Je n'ai pas à juger du bien-fondé de ce système. Ça se passe ainsi, et ce, depuis 1944.»
Il semble beaucoup plus clair, toutefois, note M. Bondel, que les transporteurs du Golfe profitent d'autres avantages liés à la simple application de lois fiscales ou du travail moins contraignantes qu'en Europe ou en Amérique du Nord. L'associé du cabinet Arthur D. Little a beaucoup étudié cette question. Lorsque tout est pris en compte, il estime que les transporteurs du Golfe peuvent profiter d'avantages structurels nets sur la concurrence pouvant atteindre 15 %.
Mais comme d'autres, Jacques Roy, spécialiste de l'industrie aérienne à HEC Montréal, fait valoir que l'aide reçue aujourd'hui par les compagnies du Golfe s'apparente à bien des égards à celle reçue de tout temps par d'autres transporteurs. «On peut facilement penser que le succès de KLM, par exemple, n'est pas étranger aux conditions que lui ont probablement consenties les autorités aéroportuaires d'Amsterdam pendant des années.»
Impact sur Air Canada (page suivante)
Impact sur Air Canada
Difficile de connaître l'impact réel de ces transporteurs du Golfe sur les compagnies établies.
En entrevue, le président d'Air Canada, Calin Rovinescu, affirme ne pas pouvoir estimer cet impact précisément. «Ce qui est certain, dit-il, est qu'une large partie (50-80 %) de leurs passagers vont ailleurs que dans le Golfe, comme en Inde, au Pakistan ou au Sri Lanka.»
Même réponse du côté de Japan Airlines, dont nombre d'anciens clients préfèrent aujourd'hui payer moins cher pour voler avec un transporteur du Golfe, même si cette économie peut ajouter une escale de cinq heures à la durée d'un voyage vers l'Europe.
«Le temps compte beaucoup pour les gens d'affaires. On a confiance qu'ils apprécient notre service et demeureront avec nous», dit Shigeyuki Kamei, vice-président des relations internationales et alliances de Japan Airlines, préférant ne pas se prononcer sur les possibles subventions versées aux transporteurs du Golfe.
En France, on ne doute plus que les transporteurs du Golfe ont eu un impact significatif. En 2002, les transporteurs français s'accaparaient une part de 32 % du marché entre la France et le Moyen-Orient. Dix ans plus tard, en 2012, sa part avait fondu de moitié, ne représentant plus que 14 % du trafic entre ces deux régions, affirme Mathieu Blondel, de Arthur D. Little.
Intérêt des consommateurs
Admiratif de cette vision qui a mené à la création de ces transporteurs et plaques tournantes au milieu du désert, le professeur Karl Moore, de McGill, est d'avis qu'il viendra un moment où Ottawa devra accepter d'ouvrir les portes de son marché si le Canada désire desservir certaines régions.
«Dans une économie libéralisée, il y a une limite à ce qu'un pays puisse ainsi fermer les portes à la concurrence, déplore-t-il tout en disant comprendre le dilemme d'Air Canada. C'est difficile de se battre contre d'aussi grandes richesses. Contrairement à la Bourse, c'est du capital patient.»
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EMIRATES AIRLINES
Siège social Dubaï
Fondation 1985
Flotte actuelle 217
Appareils en commande 224
Passagers en 2013 44,5 M
Croissance par rapport à 2012 + 13 %
QATAR AIRWAYS
Siège social Doha, Qatar
Fondation 1997
Flotte actuelle 132
Appareils en commande 231
Passagers en 2013 18,7 M
Croissance par rapport à 2012 + 10 %*
ETIHAD AIRWAYS
Siège social Abu Dhabi
Fondation 2003
Flotte actuelle 95
Appareils en commande 213
Passagers en 2013 11,5 M
Croissance par rapport à 2012 + 17 %
* Estimation Les Affaires
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