À 32 ans, le Français Gilles Bonan était promu à une belle ascension chez GM Europe. Mais il l'a quittée pour prendre la direction d'une entreprise familiale, Roche Bobois. Depuis 15 ans, il pilote l'expansion internationale de cette marque haut de gamme. Nous l'avons rencontré lors de son passage à Montréal.
Diane Bérard - De tous les marchés étrangers, c'est l'Allemagne qui a donné le plus de fil à retordre à Roche Bobois. Expliquez-nous.
Gilles Bonan - Le marché allemand nous a fait suer ! Nous avons mis 10 ans à y faire notre place. Notre marque était totalement inconnue. Cela a posé, entre autres, un défi pour recruter.
D.B. - Pourquoi ce marché est-il si difficile ?
G.B. - On y trouve plusieurs marques locales très fortes. Et le consommateur affiche des goûts particuliers. Roche Bobois a une approche latine du design. Les Allemands ont une approche plus nordique de la décoration.
D.B. - Avez-vous changé votre collection pour l'Allemagne ?
G.B. - Non, nous l'avons adaptée. Nous avons à la fois écouté le marché et affiché notre différence. Pour les consommateurs allemands, nous avons réorganisé le parcours en magasin en proposant une fusion de styles entre le contemporain et le classique. Il nous a fallu un peu de temps pour trouver le bon dosage et la bonne formule pour le présenter. Les Allemands ont bien répondu à cet «anti-total look».
D.B. - Comment avez-vous convaincu la direction de persévérer 10 ans en Allemagne alors que vous y accumuliez des pertes ?
G.B. - Je me suis montré sincère. J'ai mis en avant le potentiel du marché allemand. C'est un des marchés les plus stratégiques pour l'avenir de Roche Bobois. Il fallait s'accrocher. Je n'arrivais pas à me résoudre à subir un échec allemand. Je me disais, pourquoi réussit-on en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada ? L'Allemagne peut soutenir 40 magasins. Nous n'en avons que sept, il reste beaucoup d'espace pour la croissance.
D.B. - Si Roche Bobois avait été à la Bourse, auriez-vous pu persévérer 10 ans dans un marché déficitaire ?
G.B. - Ne vous méprenez pas, nos actionnaires ont posé des questions. Ils ont évoqué un retrait. Mais je pense que, société ouverte ou pas, les actionnaires se seraient étonnés que Roche Bobois ne soit pas présente dans un marché européen aussi important. Disons que des actionnaires en Bourse auraient peut-être été moins patients. D'ailleurs, plusieurs marques françaises et internationales du prêt-à-porter et du design se sont retirées du marché allemand.
D.B. - La France demeure votre premier marché. Comment vous maintenez-vous, malgré la décroissance ?
G.B. - Grâce à la diversité de l'offre, le renouvellement permanent des collections, la créativité des designers et notre positionnement. Roche Bobois est une marque résolument haut de gamme avec un spectre de clientèle assez large. Nous parlons aux férus de design, mais aussi aux férus de modernité. Prenez la pyramide des consommateurs : Roche Bobois ne s'adresse pas au sommet, mais plutôt à la partie la plus large juste en dessous.
D.B. - Roche Bobois s'associe à des designers. Est-ce aussi stratégique que lorsque des détaillants de mode s'associent à des couturiers ?
G.B. - Non, ça n'a pas la même portée. Dans notre secteur, avant de parler de communication, on parle de produit. De toute façon, qui peut citer le nom d'un designer de meubles ?
D.B. - Et la collection capsule que Jean Paul Gaultier vous a dessinée, elle a rapporté ?
G.B. - Oui, elle a fait découvrir notre marque à des clients qui ne fréquentaient pas Roche Bobois. Depuis 10 ans, nous avons rajeuni notre clientèle.
D.B. - Roche Bobois fabrique en Europe. Pourquoi ? Savoir-faire, patriotisme ?
G.B. - Ce n'est pas par posture esthétique, pour dire «voilà, on fabrique en Europe». Il existe chez nous des savoir-faire qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Nous allons chercher le meilleur expert de tel matériau, de telle technique. Il s'agit souvent de petits ateliers. Fabriquer en Europe nous permet de personnaliser. Si nous fabriquions en Asie, on importerait tout par conteneur. Il n'y aurait que des canapés rouges, verts ou blancs.
D.B. - Comment contrôlez-vous vos coûts ?
G.B. - Nous nous montrons relativement fidèles à nos fournisseurs. On essaie de leur donner suffisamment de contrats pour qu'ils aient une puissance d'achat pour les tissus et les matériaux.
D.B. - Le discours des politiciens français sur le patriotisme économique porte-t-il ses fruits chez les industriels ?
G.B. - Je pense que oui. Les dirigeants constatent la désindustrialisation. Or, pour connaître la croissance, il faut produire. Et pour produire, il faut des usines. Et les usines exigent du savoir-faire. Relancer des usines lorsque le savoir-faire a disparu sera difficile. Il y a prise de conscience de la nécessité de résister pour maintenir les savoir-faire en France et en Europe.
D.B. - Vendre des produits haut de gamme ne vous isole-t-il pas de l'économie réelle ?
G.B. - Non. Par la force des choses, notre métier nous oblige à suivre la sociologie. Celle-ci a un impact sur les relations humaines et sur l'habitat. Nous demeurons donc dans la mouvance des changements de société.
D.B. - Quelle relation entretenons-nous avec notre habitat ?
G.B. - Il est le reflet de notre personnalité et de notre statut social. Notre salon, par exemple, est le réceptacle de ce que nous sommes. C'est là où nous recevons notre famille, nos amis. Personne ne veut paraître avoir mauvais goût. Un souci qui s'accentue au cours des dernières années. Nos clients ont de plus en plus besoin d'être rassurés. De sentir qu'ils ne font pas fausse route. Nous les rassurons par la façon de présenter les collections et la modélisation en magasin. Le client peut voir comment son nouvel ameublement s'insérerait dans sa pièce.
D.B. - Quel type de gestionnaire êtes-vous, motivateur ou discret ?
G.B. - Plutôt discret. Je gère tant de groupes différents : employés, franchisés, designers, fournisseurs... Il faut beaucoup d'écoute pour tisser un fil rouge entre ces acteurs et les fédérer dans la ligne éditoriale de Roche Bobois.
D.B. - À 32 ans, vous êtes passé de la première entreprise mondiale, GM, à une entreprise familiale...
G.B. - Chez GM, j'avais un trop bel avenir. Je craignais l'ennui. Rejoindre Roche Bobois a été un choix de rupture. Et le fruit d'une rencontre avec François Roche.
D.B. - Que pensez-vous d'Ikea ?
G.B. - J'y vais de temps en temps. Il m'arrive d'y acheter de petits objets. Je suis très respectueux d'Ikea et de sa contribution à valoriser le design. Ikea a changé le statut du meuble. Il était considéré comme quelque chose de patrimonial, transmis de génération en génération. Ikea en a fait un objet de consommation.