Qui avait prévu que la Russie interviendrait en Ukraine orientale après les Jeux olympiques d'hiver de Sotchi ? Que le groupe État islamique prendrait le contrôle d'une partie de la Syrie et de l'Irak l'été dernier ? Pratiquement personne.
Et la raison est simple : ce sont des risques politiques, difficiles à prévoir avec précision à l'aide d'indicateurs économiques et financiers. Rien à voir avec le taux d'endettement d'un pays ou le prix des matières premières.
Des analystes géopolitiques arrivent néanmoins à mettre en garde les entreprises et les investisseurs contre certains de ces risques. La firme new-yorkaise Eurasia Group, qui conseille des multinationales, est d'ailleurs devenue un leader mondial dans l'industrie de la gestion du risque géopolitique - un champ d'expertise en pleine expansion.
Voici ses principales prévisions pour l'année 2015. Chaque risque est accompagné d'une stratégie pour atténuer ce risque.
1. La montée des partis anti-Union européenne
Qu'ils soient de gauche ou de droite, les partis «eurosceptiques» ont récolté 30 % des voix, lors de l'élection européenne de mai 2014, alors qu'ils n'en avaient obtenu que 20 % en 2009.
Ces partis continueront de gagner en popularité cette année, selon Eurasia Group, qui a fait ses prévisions avant les attentats de janvier à Paris. Par conséquent, les réformes nécessaires pour relancer l'économie européenne risquent d'être repoussées ou carrément rejetées.
Une situation qui pourrait miner tout espoir de reprise économique à moyen terme et créer de l'instabilité politique dans la plus grande économie de la planète.
Stratégie de réduction du risque
«Les entreprises et les investisseurs ont besoin de surveiller à la fois les entreprises avec lesquelles ils font affaire et le risque général du climat d'affaires dans les pays où ils opèrent. Heureusement, en Europe, il est assez facile d'obtenir des services financiers. De plus, des indicateurs [tels que l'indice du climat des affaires Coface] sont largement disponibles pour donner une idée sur les risques à court terme d'y faire affaires.» - Sue Hilton, vice-présidente marketing et communications, Coface, Amérique du Nord
2. La politique étrangère de la Russie
À moins d'une surprise, Moscou continuera d'exercer des pressions sur l'Ukraine, ce qui maintiendra en place les sanctions économiques occidentales qui minent l'économie russe.
Selon Eurasia Group, cette situation ne fera qu'accentuer le sentiment anti-occidental en Russie. Cela fera courir des risques importants de représailles aux entreprises et aux investisseurs occidentaux présents dans ce pays.
L'été dernier, McDonald's a dû fermer des restaurants en Russie à la suite d'une enquête des autorités sanitaires. Ces établissements ont été fermés à la suite de l'imposition, par la Russie, d'un embargo sur la plupart des produits alimentaires européens et américains en réponse aux sanctions occidentales.
Stratégie pour réduire le risque
«Les entreprises étrangères qui ont plusieurs fournisseurs locaux en Russie sont moins à risque, tout comme celles qui font des efforts pour s'intégrer à la société russe. Bref, les sociétés et les investisseurs qui sont perçus par les autorités comme ayant une valeur ajoutée pour l'économie de la Russie ne risquent pas vraiment d'être visés par Moscou. Ce qui n'est pas le cas de multinationales telles que McDonald's ou Coca-Cola.» - Ekaterina Turkina, professeure en affaires internationales à HEC Montréal
3. Le ralentissement économique en Chine causé par les réformes
Le ralentissement économique en Chine tient en grande partie aux réformes du président Xi Jinping pour transformer l'économie chinoise en un marché de consommateurs, selon Eurasia Group.
Les priorités de Beijing ? Réduire la consommation de ressources naturelles et de capital. Implanter de nouvelles politiques environnementales et énergétiques. Réduire l'endettement des sociétés d'État et des gouvernements locaux. Diminuer la surproduction dans l'industrie lourde.
Ces priorités ont un impact sur la croissance du PIB chinois. Au quatrième trimestre de 2014, il devrait avancer de 7,2 %, selon un récent sondage Reuters réalisé auprès de 31 économistes. C'est le plus bas niveau depuis le premier trimestre de 2009.
La diminution de la demande chinoise et le ralentissement de la croissance économique en Chine tirent le prix des ressources naturelles vers le bas. Par exemple, de janvier 2014 à janvier 2015, l'indice S&P GSCI a reculé de 36 %.
Cette diminution a un impact majeur sur les producteurs de matières premières et d'énergie dans des pays ressources comme le Canada.
Stratégie pour réduire le risque
«Malgré le contexte difficile et la situation actuelle des marchés, Rio Tinto Alcan poursuit sa stratégie d'opération dans des projets à faibles coûts et ayant une longue durée de vie. Nous sommes leaders en matière de technologie et d'innovation, et nos relations avec nos clients et partenaires, notre engagement à fournir des produits de haute qualité et notre excellence opérationnelle nous permettent de soutenir notre position et nous donnent confiance dans notre capacité à offrir des rendements durables à long terme.» - Claudine Gagnon, conseillère principale, relations médias, chez Rio Tinto Alcan
4. La finance comme arme politique
Pour atteindre leurs objectifs de politique étrangère sans recourir à leur puissance militaire, les États-Unis utilisent de plus en plus la finance comme une arme de persuasion massive.
Washington utilise la carotte (l'accès aux marchés financiers) et le bâton (une variété de sanctions) comme des outils diplomatiques coercitifs. C'est entre autres le cas en Russie, souligne Eurasia Group.
Le risque, c'est que des pays visés adoptent des représailles contre les entreprises et les institutions financières occidentales.
Stratégie pour réduire ce risque
«Pour les entrepreneurs, la première chose à faire est de diversifier ses activités géographiquement. La diversification fait en sorte que des perturbations dans un pays n'affectent pas le bon fonctionnement de l'ensemble d'une entreprise. Il faut aussi s'assurer que l'interruption totale des activités d'une filiale dans un pays ne paralysera pas toute la société mère. Enfin, un investisseur doit prévoir un plan B si un gouvernement impose un contrôle des mouvements des capitaux.» - Francesca Carrieri, spécialiste en finance internationale à l'Université McGill
5. Les dirigeants affaiblis dans les pays émergents
Plusieurs marchés émergents stratégiques pour les entreprises et les investisseurs canadiens sont dirigés par des politiciens réélus de justesse en 2014.
Conséquence ? Selon Eurasia Group, ces dirigeants ont peu de marge de manoeuvre pour implanter les réformes économiques nécessaires ou résister aux chocs économiques extérieurs, tels que la volatilité des prix du pétrole et la hausse des taux d'intérêt aux États-Unis.
Parmi ces leaders : la présidente Dilma Rousseff au Brésil, Juan Manuel Santos en Colombie, Jacob Zuma en Afrique du Sud, Goodluck Jonathan au Nigeria et le président Recep Tayyip Erdogan en Turquie.
Par exemple, en 2010, le taux de satisfaction à l'endroit de la présidente du Brésil a grimpé jusqu'à 79 %, pour dégringoler à 56 % en 2014. Pendant la même période, le taux de popularité de Juan Manuel Santos en Colombie a fondu de 82 % à 43 %, tandis que celui du président turc a glissé de 71 % à 51 %.
Stratégie pour réduire ce risque
«Les entreprises peuvent diversifier leurs fournisseurs et leurs clients dans ces pays si les conditions économiques se détériorent. Toutefois, ces stratégies ne sont pas suffisantes. Car, si un pays décide par exemple de limiter les mouvements de capitaux, de sorte qu'il soit difficile pour les investisseurs et les sociétés de rapatrier leurs bénéfices, la diversification ne vous sera pas d'un grand secours. C'est pourquoi cela peut être une bonne idée de prendre une assurance pour couvrir les risques politiques. Par exemple, chez Exportation et Développement Canada, ce produit couvre le non-transfert de capitaux, mais aussi les violences politiques et les expropriations.» - Stuart Bergman, économiste en chef adjoint et directeur de groupe, centre d'information économique et politique, chez Exportation et Développement Canada (EDC)
6. La montée des secteurs stratégiques
En 2015, le succès et l'échec des entreprises étrangères dépendront plus que jamais des gouvernements qui favoriseront la stabilité politique au détriment de la croissance économique, selon Eurasia Group.
Afin de réussir, les sociétés et les investisseurs devront s'assurer que leurs stratégies soient bien en «harmonie» avec les objectifs politiques de ces gouvernements, y compris les secteurs jugés stratégiques pour les élites politiques et économiques dans ces pays.
Par exemple, en Turquie, le secteur des médias qui était davantage réceptif auparavant aux entreprises étrangères est de plus en plus contrôlé par le gouvernement conservateur de l'AKP (le parti pour la justice et le développement). Ce gouvernement tolère peu la critique. Plusieurs journalistes ont d'ailleurs été emprisonnés.
En Inde, les secteurs du commerce de détail et de la pharmaceutique resteront sensibles, surtout dans les régions rurales du pays, où les produits étrangers ne sont pas nécessairement les bienvenus.
En Russie, le gouvernement pourrait favoriser les entreprises asiatiques au détriment des sociétés occidentales dans des secteurs stratégiques comme les hydrocarbures, et ce, en raison des sanctions économiques imposées à la Russie à la suite de son intervention et de son ingérence en Ukraine.
Stratégie pour réduire ce risque
«Pour mieux comprendre la stratégie des gouvernements dans les marchés étrangers et les risques qui y sont associés, les entreprises et les investisseurs québécois peuvent s'appuyer sur l'expertise disponible à ce sujet dans les universités québécoises. De Montréal à Québec en passant par les universités en région, bon nombre de professeurs sont des spécialistes des pays émergents et de l'économie internationale en pleine transformation. Les dirigeants ou les directeurs du développement international d'une société peuvent y suivre des cours ou embaucher un universitaire à titre de consultant pour les conseiller.» - Bernard Landry, ancien premier ministre du Québec et professeur de stratégie à l'ESG UQAM, enseigne parfois à l'étranger
7. L'expansion géographique de l'État islamique
Malgré l'affaiblissement du groupe État islamique (EI) grâce aux attaques de la coalition internationale à laquelle participe le Canada, son idéologie se propagera au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en 2015, affirme Eurasia Group. Ainsi, l'EI devrait implanter de nouvelles cellules dans des pays comme la Jordanie, l'Arabie saoudite et le Yémen.
Cette expansion pourrait menacer la stabilité politique de ces pays, comme c'est le cas en Irak. La progression géographique de l'EI risque aussi d'accroître les attaques contre les Occidentaux et leurs intérêts au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Stratégie pour réduire ce risque
«Les entreprises présentes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord doivent préparer des plans de contingence pour être en mesure d'être toujours opérationnelles à la suite d'attentats terroristes. Ce qui signifie par exemple de prévoir d'autres routes pour le transport de marchandises et de diversifier vos fournisseurs et vos sites de production. Même au Canada, les entreprises devraient faire preuve de prudence, car les attaques des groupes terroristes risquent de s'intensifier en 2015 dans les pays occidentaux. Les gestionnaires doivent notamment être vigilants à l'égard d'employés qui pourraient se radicaliser.» - Michel Juneau-Katsuya, ancien agent du Service canadien du renseignement de sécurité et président de The NorthGate Group, une firme spécialisée dans l'analyse de risques
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