ANALYSE - Chocs idéologiques sur le rôle de l'État, chômage massif des jeunes, rejet de l'intégration européenne, montée des partis extrémistes... L'Europe fait face à la «tempête politique parfaite» qui pourrait non seulement miner tout espoir de reprise économique d'ici 10 ans, mais aussi créer de l'instabilité politique.
«À l'instar du Japon dans les années 1990, la zone euro pourrait bien être sur le point de pâtir elle aussi d'une décennie avec une croissance nulle», affirment Angelo Katsoras, associé principal, et Pierre Fournier, analyste géopolitique, à la Financière Banque Nationale dans une récente étude (The EU's Growing Political Fault Lines Threaten Its Return to Growth).
Il faut dire que l'économie de la zone euro est mal en point. En terme de production, elle n'a pas encore retrouvé le niveau précédent la crise financière de 2008. De plus, la zone euro risque de plonger en récession pour une troisième fois en un peu plus de six ans, font remarquer Angelo Katsoras et Pierre Fournier.
Cette situation fait en sorte de créer des défis géopolitiques majeurs dans l'UE et dans la zone euro.
Il y a par exemple un fossé de plus en plus grand sur la stratégie à adopter pour relancer l'économie.
D'un côté, les économies affaiblies - l'Italie, l'Espagne, la Grèce et la France - estiment qu'un retour à la croissance n'est possible que si l'Europe renonce à l'austérité et que les gouvernements augmentent leurs dépenses.
De l'autre côté, les économies plus dynamiques - l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Autriche - croient que l'augmentation des dépenses publiques ne va qu'empirer le problème d'endettement de l'Europe et qu'un retour à une croissance durable passe nécessairement par des réformes économiques.
On note cette même division en ce qui a trait à la stratégie de sortie de crise au sein de la Banque centrale européenne (BCE).
Par exemple, alors que les banques centrales américaine et britannique viennent de mettre fin à leur politique d'assouplissement quantitatif lancée en 2009, la BCE vient seulement de déployer la sienne, mais en excluant pour l'instant l'achat d'obligations de gouvernements européens - l'Allemagne et les pays riches y sont opposés.
Les réformes du travail ne feront pas de miracle
L'autre désaccord majeur au sein de l'UE tient aux réformes du marché du travail, qui ne sont pas une panacée, rappellent Angelo Katsoras et Pierre Fournier.
Par exemple, bon nombre économistes affirment que des réformes permettant aux entreprises de licencier et d'embaucher plus facilement les travailleurs - combiné à des salaires plus faibles - sont essentielles aux pays de l'UE pour s'extirper de leurs difficultés économiques.
«Le problème, c'est qu'à court terme, cela aura plutôt tendance à créer plus de chômage et moins de consommation. Une plus grande activité économique ne serait possible seulement qu'à long terme», expliquent les deux analystes de la FBN.
On donne aussi souvent l'exemple de l'Allemagne. À partir de 2003, elle a mis en place des réformes du travail qui ont aidé le pays - surnommé à l'époque «l'homme malade» de l'Europe - à redevenir compétitif après quelques années.
Or, à l'époque, l'économie mondiale était robuste, ce qui a limité l'opposition à ces réformes en Allemagne. Le contexte est tout autre actuellement en Europe: la conjoncture mondiale est difficile (surtout dans la zone euro), à l'exception de rares cas comme les États-Unis.
Le chômage massif des jeunes est aussi tout un défi pour les Européens. En Espagne et en Grèce, leur taux de chômage dépasse les 50%, tandis qu'il avoisine les 25% dans l'ensemble de la zone euro, selon Eurostat.
«Cette situation risque de créer une importante classe de personnes avec peu d'expérience de travail et de compétences, en plus de devenir une source importante d'instabilité politique», préviennent Angelo Katsoras et Pierre Fournier.
Les tensions croissantes à propos de l'immigration sont un autre enjeu de taille pour les Européens.
D'une part, dans les pays d'Europe occidentale tels que la France et le Royaume-Uni, on note une résistance à l'égard des travailleurs originaires d'Europe orientale. D'autre part, les immigrants issus de pays du Moyen-Orient et d'Afrique sont souvent mal vus dans un contexte de crise économique et de rareté des emplois en Europe.
La zone euro peut-elle survivre à la montée des extrémistes?
Tous les problèmes auxquels sont confrontés les Européens favorisent la montée des extrémistes et des partis opposés à l'Union européenne. Les résultats de l'élection européenne de mai 2014 en sont un exemple éloquent.
Qu'ils soient de gauche ou de droite, les partis anti-UE ont récolté 30% des voix, alors qu'ils n'en avaient obtenu que 20% en 2009. Le Front national a même terminé en tête en France.
L'impact combiné de la montée du sentiment anti-UE et de la difficulté des Européens à s'attendre sur la marche à suivre font en sorte que les décisions à prendre pour relancer l'économie ne sont pas prises ou tardent à l'être.
Ce qui a un impact négatif sur les perspectives de croissance économique dans un avenir prévisible, insistent Angelo Katsoras et Pierre Fournier.
Malgré la crise économique, l'intégrité de la zone euro n'est pas menacée à moyen terme, principalement en raison de la peur du chaos économique (par exemple, la faillite de banques).
Toutefois, cette situation pourrait changer si la zone euro n'arrivait pas à terme à relancer son économie, selon eux.
La question est simple: les Européens accepteront-ils encore pendant plusieurs années de subir une stagnation économique, l'austérité et le chômage de masse seulement pour préserver l'euro et les règles fiscales sur les déficits budgétaires à respecter pour les gouvernements?
La montée des partis extrémistes semble indiquer que la patience des Européens à des limites - et qu'une bombe politique est peut-être sur le point d'exploser.