Les investisseurs en Europe qui pensent que les tensions entre la Russie et l'Occident à propos de l'Ukraine s'apaiseront devront déchanter. À l'instar d'une partie d'échecs, le président russe Vladimir Poutine déploie sa stratégie, coup par coup, pour bloquer «l'avancée» des Occidentaux en Europe orientale et restaurer l'influence de Moscou dans cette région.
Mais détrompez-vous, nous n'assistons pas à une nouvelle guerre froide entre l'Ouest et l'Est. Cette fois, l'Occident n'affronte pas une superpuissance telle que l'ex-URSS. En fait, contrairement à la vraie guerre froide (1945-1989), l'équilibre des forces est aujourd'hui disproportionné au profit des Occidentaux.
Dans une analyse publiée ce printemps, Pierre Fournier et Angelo Katsoras, analyste géopolitique et premier associé à la Financière Banque Nationale, soulignent que l'armée russe ne fait tout simplement plus le poids face aux armées de l'OTAN. Ce qui tranche avec la suprématie qu'affichait le bloc communiste en Europe pendant la guerre froide.
Par exemple, en 1986, l'OTAN pouvait aligner 5,5 millions de soldats face aux 6,4 millions de l'URSS et des pays du pacte de Varsovie (l'alliance militaire rivale de l'OTAN), selon l'International Institute for Strategic Studies et le Washington Post. Le déséquilibre était encore plus grand au chapitre des chars d'assaut: 32 700 contre 69 000.
Aujourd'hui, la Russie est une puissance régionale en déclin, beaucoup moins menaçante que l'URSS et ses pays satellites.
La Russie est un ours blessé qui sort ses griffes
En 2014, l'OTAN compte 3,6 millions de soldats (plus 2,4 millions de réservistes) comparativement 800 000 en Russie (plus 2 millions de réservistes). Quant aux chars d'assaut, l'alliance atlantique en a 7 500 par rapport à 2 750 pour la Russie.
Bien entendu, les forces russes sont concentrées en Russie, tandis que celles de l'OTAN sont réparties en Europe et en Amérique du Nord. Ce qui pèse dans la balance quand vient le temps de déployer des troupes.
Cela dit, la Russie n'est plus une menace majeure. L'armée russe ne va donc pas envahir des pays d'Europe orientale, surtout ceux qui sont membres de l'OTAN, incluant les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), soulignent la plupart des analystes géopolitiques.
À vrai dire, la Russie est un ours blessé qui sort ses griffes, ce qui constitue en revanche une menace et un facteur de déstabilisation en Ukraine et en Europe orientale.
Bref, cette situation peut affecter les investisseurs qui investissent directement en Europe orientale ou qui ont des participations dans des sociétés européennes brassant des affaires dans cette région.
Mais que cherche donc à faire Vladimir Poutine? Pourquoi la Russie intervient-elle ainsi en Ukraine orientale, essentiellement peuplée de russophones?
Moscou pourrait-il intervenir ou attiser des mouvements sécessionnistes en Estonie et en Lettonie, où 25% de la population est d'origine russe?
Pour répondre à ces questions, il faut remonter à la fin de la guerre froide.
Pourquoi la Russie est devenue une puissance «paranoïaque»
Après la réunification allemande (en 1990) et la dissolution de l'URSS (en 1991), l'Union européenne et l'OTAN se sont graduellement étendues vers l'est. Elles ont intégré d'anciens pays du pacte de Varsovie (par exemple, la Pologne) et d'anciennes républiques de l'URSS (par exemple, les trois pays baltes).
Chaque fois, Moscou protestait et grinçait des dents face à «l'expansion» de l'Occident en Europe orientale, une avancée qu'elle perçoit comme une incursion dans son aire d'influence géopolitique.
C'est toutefois le renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch et de son régime pro-russe, en février 2014, qui a déclenché la crise actuelle.
Pour la Russie, l'Occident - que Moscou soupçonne d'avoir comploté pour installer un régime «ami» en Ukraine afin de l'attirer à terme dans son aire d'influence - est allé trop loin.
C'est pourquoi Vladimir Poutine a décidé d'intervenir pour défendre les intérêts de la Russie - il l'avait déjà fait en 2008, en envoyant des troupes en Géorgie (une ancienne république de l'URSS), qui voulait à l'époque se rapprocher des Américains et des Européens.
Et si l'Occident était responsable de la crise en Ukraine?
John J. Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l'Université de Chicago, estime d'ailleurs que l'Occident est responsable du déclenchement de la crise en Ukraine. «Les États-Unis et leurs alliés européens partagent la plupart de la responsabilité de cette crise», a-t-il récemment écrit dans Foreign Affairs (Why the Ukraine Crisis Is the West"s Fault).
Selon lui, il était clair que la Russie n'allait pas laisser l'Ukraine sortir de son aire d'influence sans réagir. À ses yeux, c'est comme si la Chine essayait d'attirer le Canada dans son aire d'influence ou une alliance. Les États-Unis ne resteraient pas les bras croisés.
Des commentateurs ont vertement critiqué la prise de position de John h. Mearsheimer. Son analyse permet toutefois de mieux comprendre ce qui motive actuellement la Russie à intervenir en Ukraine - sans justifier pour autant ses agissements.
Selon Pierre Fournier et Angelo Katsoras, la Russie est devenue au fil des ans une puissance «paranoïaque».
Bon nombre de Russes sont convaincus que les États-Unis et l’Europe occidentale ont profité de la dissolution de l’URSS pour convaincre certains de ses anciens satellites en Europe de l’Est et d'ex-républiques soviétiques de joindre l’OTAN afin de renforcer sa puissance militaire aux portes de la Russie.
«Ils croient que l’Ouest continue de miner les régimes pro-russes, notamment en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie. Enfin, le président Poutine est persuadé que l’objectif ultime des efforts de l’Occident est de provoquer un changement de régime en Russie même», écrivent les deux analystes de la Financière Banque Nationale.
Pour la Russie, il est donc impensable que l'Ukraine devienne un jour un pays allié proche de l'Occident, et qu'elle adhère à l'OTAN, comme les trois pays baltes, la Bulgarie et la Roumanie.
La solution, la «finlandisation» de l'Ukraine?
Donc, la crise actuelle perdurera et la Russie continuera de déstabiliser l'Ukraine tant et aussi longtemps que les Américains et les Européens tenteront d'ancrer l'Ukraine à l'Ouest, estiment plusieurs analystes géopolitiques.
Cela dit, il est improbable que l'Occident laisse tomber une bonne partie du peuple ukrainien, qui souhaite se rapprocher de l'Union européenne. C'est pourquoi la sortie de crise en Ukraine pourrait passer par la «finlandisation» de l'Ukraine, selon certains spécialistes.
La «finlandisation» fait référence au statut de neutralité adopté par la Finlande durant la guerre froide. Comme ce petit pays nordique était un voisin l'URSS, il n'a choisi aucun des deux blocs qui s'affrontaient sur l'échiquier européen.
La Finlande était un pays capitaliste et démocratique, mais il n'était pas membre de l'OTAN. Ce statut de neutralité a permis à la Finlande de continuer à commercer et d'avoir des relations diplomatiques cordiales avec les États-Unis (et leurs alliés) et l'URSS (et ses alliés).
Selon bon nombre d'analystes, cette solution pourrait être acceptable pour Vladimir Poutine. Mais est-ce que le président russe se contentera de ce compromis? Et l'Ukraine s'en contentera-t-elle?