ANALYSE DU RISQUE - L'État islamique (EI) pourrait bien être en voie de s'implanter durablement au Moyen-Orient, avec pour toile de fond la décomposition de l'Irak et de la Syrie. Préparez-vous à l'émergence d'un nouvel ordre géopolitique qui remplacerait celui créé par l'Occident après la Première Guerre mondiale.
L'historien français Pierre-Jean Luizard explique très bien ce phénomène qui se déroule sous nos yeux dans son tout récent essai intitulé Le Piège Daech: l'État islamique et le retour de l'Histoire.
«Une longue période historique s'achève: on ne reviendra pas au Moyen-Orient que nous avons connu depuis près d'un siècle», affirme l'historien dans un essai que devrait lire quiconque veut vraiment comprendre l'ascension et la résilience de l'EI, une organisation sunnite.
Résilience, car après 10 mois de bombardements menés par la coalition internationale dirigée par les États-Unis (dont fait partie le Canada), l'État islamique contrôle toujours un vaste territoire à cheval sur la Syrie et l'Irak.
Ces derniers jours, les troupes de l'EI ont même pris la ville irakienne de Ramadi, située à seulement 120 kilomètres à l'ouest de Bagdad, et Palmyre, une oasis dans le désert de Syrie (un site archéologique gréco-romain), situé à environ 210 kilomètres au nord-est de Damas.
Aujourd'hui, l'État islamique contrôle la moitié du territoire syrien, une bonne partie de l'Irak, en plus de contrôler désormais toute la frontière entre la Syrie et l'Irak.
L'EI ressemble de plus en plus à un vrai État
Dans ce contexte, l'insistance de certains médias francophones à ajouter le mot «groupe» ou «organisation» devant le nom État islamique sous prétexte que l'EI n'est pas officiellement un État apparaît de plus en plus futile, aux yeux de certains analystes.
L'État islamique (qui a sa propre monnaie, son armée, sa police, et ses services secrets) est bien plus organisé qu'on ne le croit, car une bonne partie de ses dirigeants est issue du parti Baas de Saddam Hussein, rappelle Pierre-Jean Luizard.
Par exemple, il n'existe pas de ministères au sens strict de l'État islamique. On y trouve par contre une division fonctionnelle du travail et des départements administratifs spécialisés, souligne l'historien français.
Le territoire contrôlé par l'EI est aussi subdivisé en sept administrations provinciales qui chevauchent, de façon très symbolique en référence à l'histoire de la région, les frontières des États, en l'occurrence la Syrie et l'Irak.
Créé en 2006, l'État islamique a proclamé le 29 juin 2014 le rétablissement d'un califat - un territoire reconnaissant l'autorité d'un calife successeur de Mahomet dans l'exercice du pouvoir - sur les territoires qu'il contrôle en Irak et en Syrie.
Ces territoires faisaient partie jadis du califat ottoman aboli en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne.
On l'oublie souvent, mais les frontières actuelles des États du Moyen-Orient ont été créées par les Français et les Britanniques, après la Première Guerre mondiale.
Des frontières historiques contestées par l'État islamique, et qu'il semble bien être en voie de réussir à déconstruire avec l'établissement du califat, du moins dans le cas de l'Irak, selon Pierre-Jean Luizard.
Pourquoi on assiste à la décomposition du Moyen-Orient
«Il est difficile, dans ces conditions, d'affirmer que l'État irakien existe encore», écrit-il, en précisant que le pays est de facto scindé en trois entités.
Le gouvernement de Bagdad, qui ne représente plus que des élites parlant au nom de la communauté chiite majoritaire de l'Irak.
Le Kurdistan, qui a tous les attributs de la souveraineté à laquelle il ne manque qu'une reconnaissance régionale et internationale.
L'État islamique, qui a prospéré sur le conflit confessionnel croissant entre sunnites et chiites en Irak.
L'État islamique peut-il être vaincu militairement? Probablement, si les pays occidentaux décident d'envoyer des troupes au sol.
Mais c'est exactement ce que souhaite l'EI, car cela pourrait lui permettre de rallier encore plus de personnes, notamment en Occident, à sa cause.
De plus, une intervention terrestre des Occidentaux - possiblement de concert avec d'autres pays de la région - risque d'être un coup d'épée dans l'eau si elle ne s'accompagne pas d'une alternative politique aux populations locales. Ce qui est le cas actuellement, déplore Pierre-Jean Luizard.
«La coalition anti-Daech n'a strictement aucune perspective politique à offrir aux populations qui se sont ralliées à l'État islamique, ou bien qui se sont résignées à sa domination comme un moindre mal par rapport aux régimes oppressifs sous lesquels elles ont souffert en Irak et en Syrie.»
Du reste, les opinions publiques en Occident seraient-elles favorables à une intervention au sol? On peut sérieusement en douter.
Voilà pourquoi l'EI pourrait bien être là pour rester, et devenir un nouvel acteur au Moyen-Orient avec lequel les autres pays devront désormais composer dans les prochaines années, voire décennies.