MAGAZINE A+ • Depuis 10 ans, le taux d'endettement des Canadiens monte en flèche, atteignant maintenant des sommets historiques. Selon la Banque du Canada, il s'agit de la pire menace intérieure à la santé économique du pays. A-t-on raison de s'alarmer ? Et vous, personnellement, êtes-vous surendetté ?
Martin Tremblay, 40 ans, a un bel avenir devant lui. Il mène rondement une carrière en informatique au sein du gouvernement, où il gagne un salaire annuel de 70 000 dollars par an, en plus de profiter d'un généreux programme d'avantages sociaux. De plus, ce célibataire a fait un investissement judicieux en achetant un condo en 2009 sur le Plateau Mont-Royal, à Montréal, propriété dont la valeur a fortement augmenté grâce au boom immobilier. Bref, pour Martin Tremblay, côté finances, tout baigne dans l'huile. Du moins, en apparence.
Toutefois, en écoutant les nouvelles, il apprend que le taux d'endettement des ménages canadiens tel que calculé par Statistique Canada (revenu disponible par rapport aux dettes) atteint maintenant un niveau record, de 167 %. Intrigué, il sort sa calculette, additionne ses dettes et divise ce total par son revenu disponible. Et multiplie par 100. Le résultat est renversant : son taux d'endettement, à 440 %, frôle la stratosphère. Prêt hypothécaire, prêt automobile, marge de crédit, carte... Martin Tremblay se demande soudainement s'il n'aurait pas succombé trop facilement aux sirènes du crédit. Pourtant, il n'a actuellement aucune difficulté à s'acquitter de ses obligations financières. Donc, où est le problème ?
Depuis 10 ans, les Canadiens, à l'image de Martin Tremblay (un pseudonyme), sont devenus littéralement des accros du crédit. Résultat : leur taux d'endettement atteint maintenant des niveaux historiques, s'approchant dangereusement de celui des Américains avant la crise économique de 2008. Devant cette hausse constante, la Banque du Canada, tout comme le ministre canadien des Finances, Jim Flaherty, martèle depuis des mois le même message aux Canadiens : il est temps de faire le ménage dans vos finances.
Joignant le geste à la parole, Jim Flaherty a procédé à quatre reprises depuis 2008 à des resserrements des règles hypothécaires, une politique qui vise à réduire notre niveau d'endettement collectif. Or, rien n'y fait, la croissance des dettes se poursuit à un rythme d'enfer, suivant la hausse des prix de l'immobilier. Ce niveau d'endette-ment des ménages représente, selon la banque centrale, la pire menace intérieure qui pèse sur l'économie canadienne.
Or, plusieurs économistes ne voient pas les choses du même oeil. Pour eux, l'endettement, même à son niveau actuel, ne mène pas nécessairement à la banqueroute. Dans un billet publié sur le site de l'Association des économistes québécois, Thérèse Laflèche, consultante en économie et ancienne employée de la Banque du Canada, n'approuve pas le ton alarmiste de son ancien employeur. «Il faut faire la distinction entre endettement et surendettement. Oui, les gens s'endettent, mais ils possèdent un actif de plus en plus important, l'hypothèque constituant les trois quarts de leurs dettes. Le risque qui plane sur l'économie canadienne est beaucoup moins grand que ce qui est véhiculé par les médias», soutient Thérèse Laflèche en entrevue.
La principale critique des économistes : la mesure du taux d'endettement que publie Statistique Canada. Il s'agit, selon Hélène Bégin, économiste principale chez Desjardins, de l'indicateur le moins complet qui existe. Alors, pourquoi l'utilise-t-on ? Car il est facile à calculer ! Littéralement, on additionne l'ensemble des dettes des Canadiens, que l'on divise ensuite par l'ensemble de leur revenu personnel disponible (revenu après impôt). Bingo !
Cependant, si l'on n'inclut pas les taux d'intérêt dans l'équation, il est impossible d'évaluer avec justesse la capacité des ménages à rembourser leurs dettes. «Au début des années 1990, le taux d'endettement des Québécois se situait dans les 70 %, mais avec des taux hypothécaires supérieurs à 10 %, de nombreux ménages éprouvaient des difficultés à joindre les deux bouts», rappelle Hélène Bégin. Or, en raison du creux historique des taux qui perdure depuis quelques années, le portrait change radicalement.
>>>Êtes-vous trop endetté ? Voici comment faire le calcul.
Pour évaluer le fardeau de l'endettement, les planificateurs financiers calculent le poids des versements en capital et intérêts par rapport au revenu, ce qu'on appelle le ratio du service de la dette. Or, selon une étude de Desjardins, ce ratio a peu fluctué depuis 10 ans. Dans le cas de Martin Tremblay, il se situe à 33 %, dans une position fragile, mais non alarmante. «La réduction du coût du crédit a donc contrebalancé les emprunts plus élevés», explique Hélène Bégin. À preuve, les prêts en souffrance sont actuellement très faibles par rapport aux années 1990.
Donc, si tout va très bien, pourquoi la Banque du Canada exhorte-t-elle les Canadiens à réduire leurs créances ? À ce sujet, soulignons le discours ambigu de la banque centrale. D'un côté, l'institution conserve son taux directeur à 1 %, afin d'encourager les gens à emprunter davantage pour soutenir l'économie canadienne, mais d'un autre côté, son directeur, Mark Carney, déclare que les Canadiens empruntent trop...
Faudrait peut-être se brancher !
L'économiste Thérèse Laflèche est catégorique : «Si la Banque du Canada insiste tant sur le risque que représente la hausse de l'endettement des ménages pour l'économie canadienne, ce n'est pas parce qu'elle croit que ce risque est aussi important qu'elle le dit, c'est parce qu'elle tente de mettre à profit sa crédibilité pour atténuer les effets pervers de sa politique monétaire». Voilà qui remet les choses dans leur contexte.
Cet article a paru dans l'édition de juin du magazine de finances personnelles A+. Pour vous abonner.