Série 2 de 2 - On s'intéresse beaucoup à la relève entrepreneuriale familiale, parce qu'elle symbolise la nouveauté. Mais les cédants, eux, sont souvent laissés dans l'ombre. Six entrepreneurs racontent comment ils ont vécu ce passage.
Même si leur parcours diffère, les cédants se sont mis d'accord sur un point : un transfert, ça ne s'improvise pas. Pierre Jean, de Construction Albert Jean, par exemple, a insisté pour que ses enfants intègrent un groupe de discussion sur la relève. Il a aussi confié à des consultants le soin de dresser le profil de chacun et de déterminer le plus apte à assumer la présidence.
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Guillaume St-Amour, de la Boulangerie St-Donat, a cru pour sa part être en mesure de boucler la passation des pouvoirs en cinq ans. Il lui en a fallu le double. «Ça me paraissait facile, raconte-t-il aux autres. Je me disais qu'il suffisait de faire travailler ma fille dans tous les services, puis de lui donner les clés. Mais en participant aux activités du Groupement des chefs d'entreprise du Québec, je me suis rendu compte que c'était un peu plus compliqué que ça.» Le futur retraité a compris que, pour multiplier les chances de réussite, il fallait mieux structurer le processus et mieux préparer la relève.
C'est ainsi qu'il a fait appel à des consultants en relève d'entreprise pour réaliser l'évaluation psychométrique de Marie-Ève et établir un plan de développement. Celle-ci a ensuite bénéficié du soutien d'un coach, participé au programme de l'École d'entrepreneurship de Beauce et fait partie d'un club du Groupement des chefs d'entreprise qui se consacre à la relève. Dans la même foulée, la Boulangerie St-Donat s'est dotée d'un comité consultatif pour l'aider à gérer à la fois transfert et croissance. Depuis, tous les deux ou trois ans, elle remplace un membre pour aller chercher une force dont elle a besoin. Ainsi, maintenant qu'elle veut percer d'autres marchés géographiques, elle vient de recruter Gaétan Lussier, ancien président de Weston et de Culinar.
«Si j'étais le gouvernement, je ne donnerais aucune subvention aux entreprises qui n'ont pas de comité consultatif !» lance Pierre Carrier, dont l'entreprise familiale de traiteur - Maison Carrier Besson - peut elle aussi compter sur ce qu'il appelle un «comité de sages» pour l'épauler.
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Léguer ou vendre ?
À chacun sa façon de faire. Pour Bernard Bélanger, pas question de vendre Premier Tech à ses descendants. Il veut la léguer. Guillaume St-Amour, de son côté, a vendu la moitié de ses actions à sa fille. «Elle parle de plus en plus de racheter l'autre moitié. Elle a hâte d'avoir toutes les commandes», dit-il, en faisant rire toute la tablée. Pierre Carrier a lui aussi vendu l'entreprise à sa relève. «Je n'étais pas assez riche pour la donner. Mon capital, c'était mon entreprise.»
Il déplore que la vente à un membre de la famille entraîne la perte de l'exonération d'impôt sur les gains en capital sur laquelle comptent plusieurs entrepreneurs pour financer leur retraite. «C'est une honte, dit-il, obtenant ainsi l'appui des autres cédants. Vendre à mon fils plutôt qu'à un étranger, ça m'a coûté des sous !»
Quant à Jean-Yves Roy, du Groupe SMR, il confie avoir fait en sorte de ne pas répéter les erreurs du passé, commises lors du passage à la deuxième génération. «J'ai travaillé 25 ans dans l'entreprise avant que mon père pose des gestes concrets pour le transfert. La valeur de l'entreprise a alors été cristallisée et répartie entre les deux autres enfants et moi. Pourtant, les autres n'avaient pas travaillé autant que moi pour générer cette valeur.» Sa fille, Julie, n'a pas eu à attendre si longtemps pour voir ses efforts porter leurs fruits. Le gel successoral a été effectué en 2009, année où elle a commencé à gérer plus activement l'entreprise familiale de services d'entretien après avoir fait ses classes comme directrice des ressources humaines.
Comme son père avant lui, Jean-Yves Roy a toutefois choisi de ne pas lui vendre l'entreprise. Elle lui sera plutôt léguée en héritage. Entre-temps, la jeune présidente dispose tout de même des actions de contrôle de l'entreprise opérante, histoire d'avoir le champ libre pour exercer ses fonctions de dirigeante. L'ex-dirigeant des Services Ménagers Roy y va cependant d'un sage conseil : faire concrétiser ses intentions par des spécialistes. «Ça prend des professionnels pour déterminer ce qui est idéal du point de vue juridique et fiscal.»
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Lâcher prise
Les échanges entre les cédants ont aussi mis en évidence combien il est ardu de laisser les commandes d'une entreprise qu'on a bâtie. «Ce qui m'allume, c'est développer, dit Guillaume St-Amour qui joue désormais un rôle de coach auprès de sa fille en plus de s'occuper des projets spéciaux. Je viens de gérer un projet d'agrandissement, et maintenant qu'il est terminé, je vis un vide. Je ne suis pas prêt à jouer au golf ! Ma fille, elle, est de plus en plus prête à ce que je ne m'occupe plus de rien. Mon bébé, je dois le laisser à la relève...»
Pierre Jean, de Construction Albert Jean, remarque que le transfert comporte deux dimensions : le temps nécessaire pour préparer la relève et le temps qu'il faut à l'entrepreneur pour céder sa place. «La relève est là, mais elle doit souvent attendre. Elle est prête à prendre la place, mais l'autre n'est pas encore prêt à la céder.»
«Il y a un deuil à faire, souligne Jean-Denis Lampron, de Rose Drummond. Il faut apprivoiser son nouveau rôle dans l'entreprise, mais aussi se trouver d'autres occupations.» Il est pour sa part diacre permanent en plus d'être engagé dans l'organisme Développement et Paix. En entendant cela, Guillaume St-Amour raconte qu'il s'est investi dans un projet de boulangerie en Haïti, mais que le tout s'est terminé en queue de poisson. «Je dois trouver autre chose.»
Jean-Yves Roy, qui a passé le flambeau en 2013, est réaliste : «Les gens qui faisaient partie de mon état-major sont tous à peu près de mon âge et ils ont pris leur retraite cette année ou la prendront l'an prochain. C'est vraiment la relève de la garde qui est en train de se faire. Et puis, à partir du moment où tu as cédé la direction, tu ne peux pas arriver puis dire aux employés quoi faire.»
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Développer ses passions
Pierre Carrier, lui, est très zen. Il voyage partout dans le monde afin de se livrer à sa passion pour le patin à roues alignées, et il vient de terminer l'écriture d'un livre sur la macroéconomie qu'il espère voir publier. Et entre deux voyages, il met la main à la pâte dans l'entreprise. Mais le transfert des pouvoirs, effectif depuis quelques années déjà, lui permet de rayer de sa vie tout ce qui concerne l'administration pour se consacrer à ce qu'il aime vraiment, la création. Il se concentre ainsi sur le développement des concepts gastronomiques et événementiels qui font la renommée du traiteur Agnus Dei, une des deux entités de Maison Carrier Besson. «Je travaille sur un très gros projet pour 2017», révèle le semi-retraité aux autres participants : 375e anniversaire de Montréal ? 50e de l'Expo ? Impossible d'en savoir plus !
Des six participants à la table ronde, Pierre Jean est le plus détaché émotionnellement de l'entreprise familiale. Il faut dire qu'il a remis les commandes à la relève depuis bientôt 15 ans. «Je suis président du conseil, mais seulement pour la forme. Je n'ai plus rien à voir dans les décisions. L'entreprise appartient à mes enfants. Je suis prêt à faire des courses pour eux, mais pas plus !» Ces paroles font sursauter Bernard Bélanger. Il partage la direction avec son fils, mais faire les courses ? Jamais !
À 80 ans, il est toujours aussi actif chez Premier Tech, occupant le fauteuil de président et chef de la direction alors que son fils est président et chef de l'exploitation. Et il a l'intention de travailler tant qu'il aura la santé. «J'aime visiter nos installations dans le monde, parler aux employés, répondre à leurs questions quand nous leur présentons nos résultats financiers, et j'aime encore faire des acquisitions. Il y a de la place pour mon fils et moi dans l'entreprise.»
En écoutant ces bâtisseurs, au-delà des façons de faire et des opinions de chacun, impossible de ne pas remarquer la fierté paternelle qui transparaît dans leurs propos. «Mon fils est capable d'acheter une compagnie et de m'en parler après !» lance Bernard Bélanger. «L'image de Rose Drummond, c'est Amélie et Emmanuel, maintenant», dit Jean-Denis Lampron en signalant que le jeune couple a élargi l'offre de Rose Drummond en ouvrant un café-restaurant. «L'entreprise va changer et je vis très bien avec ça.»
«Quand je regarde ma fille aller, ça m'épate, dit encore Guillaume St-Amour. Les filles ont tellement d'énergie en affaires ! Ce sont de très bonnes entrepreneures.» Moins présents dans l'entreprise, mais toujours de fiers parents !
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