Jason Fried n'est pas un homme patient. De son impatience est née une entreprise, 37signals, des livres - Defensive Design for the Web, Getting Real, Rework - et des applications - Backpack, Basecamp, Campfire, etc.
Tous visent le même but : simplifier la vie. " Je suis obsédé par la clarté, quand je parle, quand j'écris et quand je crée. Cette obsession est le fruit de mes frustrations : je déteste les formulaires, les gens et les situations obscurs. " 37signals est une société privée fondée en 1999. Elle tire son nom des 37 signaux radio que l'astronome Paul Horowitz considérait comme des messages d'origine potentiellement extraterrestre.
Tous les produits de 37signals reposent sur le modèle d'entreprise " freemium ", qui consiste à offrir gratuitement la version de base d'un produit et à rendre payantes les versions haut de gamme. Apôtre de la simplicité, Jason Fried se plaît à bouleverser les idées reçues que nous avons à l'égard de notre travail et de la façon dont celui-ci doit être exécuté : planifier ne sert à rien, les réunions sont toxiques, le sommeil est important, le travail d'équipe nuit à la productivité... Voilà quelques-uns des messages que l'on trouve dans son plus récent ouvage, Rework, un best-seller aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
Nous avons joint Jason Fried à son bureau de Chicago et nous avons tenté de poser nos questions le plus clairement possible !
Diane Bérard - Vous suscitez la controverse, et pourtant vous prônez la simplicité. Comment expliquez-vous cela ?
Jason Fried - Il est très frustrant de se faire dire que notre vie est compliquée parce que nous le voulons bien, et non parce qu'elle l'est. Le monde du travail est devenu hors contrôle, et tout le monde est convaincu qu'il ne peut pas en être autrement. Alors quand je reviens à l'essentiel, on me dit que mes observations sont " simplistes ". Je suscite la controverse parce que le monde du travail que je présente paraît trop simple pour être réel !
D.B. - Vous prônez la simplicité; vos produits, eux, sont-ils simples ?
J.F. - Absolument. Nos applications sont très spécialisées, chacune permet d'effectuer peu de choses, mais de les faire bien. Basecamp sert à la gestion de projet : vous partagez des documents, distribuez les tâches, centralisez les commentaires et assurez le suivi. Highrise vous aide à garder le fil de vos échanges (courriels, appels, conversations). Backpack facilite le partage d'information, et Campfire est un logiciel de clavardage.
D.B. - Si vos applications facilitent l'organisation du travail, votre livre Rework est-il un livre de recettes pour être plus heureux au travail ?
J.F. - Non, je le décrirais plutôt comme un livre " d'inspiration pratique ". Vous y trouverez 88 idées glanées au fil de 11 ans de carrière. C'est un mélange d'expériences personnelles et professionnelles, de lectures et de commentaires lus sur des blogues.
D.B. - Vous affirmez que les gens d'affaires connaîtraient plus de succès s'ils s'inspiraient des grands chefs cuisiniers. Que voulez-vous dire?
J.F. - Les chefs font des émissions de télé, des vidéos et publient des livres où ils nous dévoilent leurs secrets. À Ann Harbor, dans le Michigan, le propriétaire du Zigerman's Deli a fondé une université où sont enseignées ses techniques. C'est brillant. Si le client connaissait mieux le produit et l'entreprise, il les valoriserait davantage. Nous n'avons aucune idée de l'effort requis pour fabriquer les produits et les services que nous consommons. Si les entreprises nous ouvraient les portes de leurs usines et de leurs bureaux, comme les chefs donnent accès à leur cuisine, nous pourrions mesurer cet effort.
D.B. - Vous suggérez aussi aux dirigeants de suivre l'exemple des trafiquants de drogue pour augmenter leurs ventes...
J.F. - C'est le principe de la gratuité et de la dépendance. Vous offrez un tout petit peu de votre produit ou service gratuitement, en souhaitant que le client soit prêt à payer pour en avoir beaucoup plus. Au lieu de tester une automobile cinq minutes dans le stationnement du concessionnaire, imaginez si vous pouviez la conserver pendant toute une soirée ? Ou si votre premier vol sur les ailes d'une nouvelle compagnie aérienne était gratuit et que le service était tellement hors pair que vous ne voudriez plus jamais voler avec un autre transporteur. Offrir son produit gratuitement témoigne d'une grande confiance en sa valeur.
D.B. - Vous n'êtes pas un apôtre de la croissance. Pourquoi ?
J.F. - Ce n'est pas tout à fait vrai : je veux faire croître mon influence et celle de ma société, mais pas l'entreprise elle-même. C'est très différent. Nous avons 20 employés, nous pourrions en avoir plus, mais je n'y tiens pas. Je n'y vois aucun avantage. D'ailleurs, j'attends encore une réponse intelligente à la question : " Pourquoi une entreprise doit-elle croître ? " Lorsque je la pose à un dirigeant, il adopte automatiquement une attitude défensive et me répond : " Je n'ai pas le choix, la concurrence m'y force. " La vraie réponse est que les entreprises croissent pour satisfaire l'ego de leurs dirigeants.
D.B. - Le monde se porterait-il mieux s'il n'y avait que des PME ?
J.F. - Pas nécessairement. Il y aura toujours de grandes entreprises, tout comme il existe de grandes villes. Je dis simplement que la croissance n'est pas la seule voie possible et souhaitable pour tout et pour tous. Il faut cesser d'en faire un dogme.
D.B. - Selon vous, les entreprises accordent trop d'importance à leurs concurrents; comment peut-il être néfaste de se préoccuper de ceux qui peuvent vous ravir vos clients ?
J.F. - Pendant que vous vous préoccupez de ceux qui peuvent vous ravir vos clients, vous ne vous préoccupez pas de vos clients eux-mêmes ! On consacre du temps à nos concurrents - que nous ne contrôlons pas - plutôt qu'à nos clients - sur lesquels nous exerçons une influence.
D.B. - Pourquoi vous opposez-vous à toute forme de planification en affaires ?
J.F. - Planifier nous donne un faux sentiment de sécurité et de contrôle. C'est une perte de temps et je déteste perdre mon temps. Quand vous planifiez, vous utilisez forcément de l'information périmée. Quel est l'intérêt de planifier où en sera votre entreprise dans deux ans en fonction de ce que vous savez aujourd'hui ? Pour moi, planifier équivaut à deviner. Vous ferez le point dans deux ans, en vous fiant à l'information la plus récente. Je suis contre la planification, mais je suis pour la réflexion.
D.B. - Vous avez déjà affirmé que le secret de votre productivité tient au fait que les membres de votre équipe passent le plus clair de leur temps éloignés les uns des autres. N'est-ce pas hérétique dans un monde qui prône le travail d'équipe ?
J.F. - Nous collaborons beaucoup trop, il ne nous reste plus de temps pour travailler. Alors on doit effectuer notre " vrai " travail avant neuf heures ou après 17 heures, ce qui explique qu'on soit toujours fatigués !
D.B. - Comment arrivez-vous à créer vos applications Web en travaillant chacun dans votre coin ?
J.F. - Notre produit est très visuel, pourquoi passerions-nous des heures à nous en parler ? On le crée, puis lorsqu'il est prêt, on le montre à nos collègues. Ainsi, nous avons un produit concret dont nous pouvons discuter. Pendant que vous parlez des fonctionnalités à ajouter à une application, vous ne travaillez pas. Mais si vous tentez de les intégrer, vous serez confronté au coût et à la faisabilité.
D.B. - Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon, siège à votre conseil depuis 2006. Que vous apporte-t-il ?
J.F. - D'abord, j'ai avec lui des conversations passionnantes. Ensuite, il nous a confirmé que nous étions sur la bonne voie. Il s'est joint à 37signals parce qu'il a confiance en notre modèle, et il nous répète de ne pas dévier de nos principes. Jeff croit au long terme, moi aussi. Comme moi, il estime qu'en affaires, il faut concentrer son énergie sur ce qui ne changera pas, et non sur ce qui change.
D.B. - Compte tenu de votre façon de voir la vie, les affaires et le travail, décrocher un MBA ne doit pas être un de vos objectifs ?
J.F. - En effet. Le MBA a son utilité si vous souhaitez travailler pour une grande société. L'entrepreneur, lui, n'a rien à tirer de cette formation, ce qu'on y enseigne est à mille lieues de sa réalité. Tout y est inutilement compliqué. Et puis, on vous apprend comment dépenser, mais pas à économiser.
D.B. - Il ne faut pas, selon vous, viser ce qui sera à la mode. Pourtant, n'est-ce pas la recette du succès d'Apple ?
J.F. - Apple est l'illustration parfaite de l'exception à la règle. C'est une entreprise qui défie les règles, celle-là comme les autres.
D.B. - De quoi êtes-vous le plus fier ?
J.F. - D'avoir bâti une société rentable depuis le début. Nous ne dépendons d'aucun investisseur, et personne ne peut nous dicter nos priorités ou nous imposer un rythme de croissance.
D.B. - Vous n'aimez pas perdre votre temps, mais cela vous arrive-t-il parfois ?
J.F. - Bien sûr que je perds mon temps, mais lorsque c'est mon choix, je n'y vois aucun problème. Là où il faut intervenir, c'est lorsque les autres nous font perdre notre temps. D'où l'importance de tout simplifier pour éviter que nos collègues et nos fournisseurs perdent le leur à cause de notre manque de clarté.
La version française de Rework, Réinventer le travail, sera publiée aux Éditions Transcontinental à la fin septembre 2010.