La californienne Autodesk, avec ses 7 500 employés, crée des logiciels de conception 3D, d'ingénierie et de divertissement. «Nous permettons à nos clients de mieux comprendre les objets qu'ils créent en leur donnant vie avant même que ceux-ci n'existent», indique son président et chef de la direction. Ébéniste accompli, Carl Bass, 53 ans, est membre du Maker Movement, qui vise à changer notre façon de produire, d'utiliser et de partager les objets.
Diane Bérard - Selon vous, il n'existe pas d'entreprises créatives. Pourquoi ?
carl Bass - On confond les entreprises et les individus. On attribue aux premières les qualités des seconds. Disney, Apple, Sony et compagnie n'ont rien inventé. La créativité se trouve chez leurs employés. Tout dépend des individus que vous recrutez. Pas de la technologie que vous avez développée ou des savoir-faire accumulés. Si c'était les organisations qui étaient créatives, alors Sony aurait inventé l'iPod, l'iPhone et l'iPad. Sony se situait à l'extrême frontière de la créativité. On lui doit le Walkman et le Discman. Elle maîtrisait la technologie de la miniaturisation. Tout cela ne lui a été d'aucun secours pour faire passer ses produits à la prochaine étape. Au moment clé, Sony n'avait pas le bassin de créativité requis.
d.b. - Parlez-nous du paradoxe de la créativité en entreprise ?
c.b. - Les entreprises tendent à réduire les risques au maximum pour assurer leur viabilité. Mais il arrive un seuil où réduire les risques mène à la disparition de l'entreprise. Vous commettez une faute par omission et non par action. C'est ce que vous ne faites pas qui cause votre perte, plutôt que ce que vous avez fait. Les innovations que vous avez rejetées vous ont probablement causé beaucoup plus de tort que celles qui ont raté la cible. Enfin, c'est vrai dans mon cas.
d.b. - Comment Autodesk compose-t-elle avec ce paradoxe ?
c.b. - Nous ne sommes pas différents des autres. Nous gérons un équilibre fragile. Avec nos clients, nous tentons de tout contrôler pour offrir le meilleur service possible. Même situation du côté financier, nous faisons l'impossible pour maîtriser tout ce qui nous empêcherait d'atteindre les revenus prévus. En même temps, nous sommes conscients des occasions d'affaires que nous offre le marché et de la nécessité de les saisir. Ce qui suppose le lancement de produits pour répondre à des besoins émergents. Nous ne pouvons pas espérer avancer si nous contrôlons tous les risques.
d.b. - Vos clients sont parmi les plus créatifs du monde. Les servir doit être facile, puisqu'ils peuvent imaginer les produits dont ils ont besoin et vous communiquer de quoi il s'agit.
c.b. - Nos clients sont créatifs, certes. Mais, comme n'importe quel consommateur, leur capacité d'imaginer l'avenir est restreinte. Les désirs qu'ils expriment sont trop limités, car ils ont le nez collé sur le présent. Ils ignorent l'univers des possibles. Alors, plutôt que de leur demander «quels produits désirez-vous ?», nous leur disons «que tentez-vous vraiment d'accomplir ? quel résultat cherchez-vous à atteindre ?». Une fois leur besoin réel établi, nous partons en quête de la technologie qui pourrait le combler.
d.b. - Vos logiciels permettent de dessiner et fabriquer des objets. Peuvent-ils contribuer à sauver une partie du secteur manufacturier ?
c.b. - Un certain secteur manufacturier nord-américain ne peut être sauvé. D'ailleurs, ramener ces emplois constitue une erreur. Cette production de masse à faible coût n'est pas ce que l'on veut pour notre main-d'oeuvre. Même les pays qui en ont fait leur spécialité, comme la Chine, reconnaissent que ce n'est pas une stratégie viable à long terme. Ils visent, eux aussi, une production plus spécialisée comprenant du design et de l'ingénierie. C'est ce que nos logiciels permettent. Nous offrons les outils pour créer des produits pour de nouvelles entreprises dans de nouvelles industries. Autodesk s'inscrit dans la mouvance d'un nouveau secteur manufacturier, où les moyens de design et de production sont démocratisés. Ce qui permet la fabrication d'articles sur mesure en plus petites quantités.
d.b. - Vos logiciels de design et de fabrication attirent des milliers de clients. Mais d'où vient donc cette frénésie de création ?
c.b. - Elle a toujours existé, mais les moyens de la satisfaire n'existaient pas. Depuis que les outils de design et de fabrication sont devenus accessibles, la créativité peut s'exprimer. Vos idées peuvent devenir réalité. Vous pouvez créer à peu près n'importe quel objet et même des objets intelligents équipés d'un petit ordinateur.
d.b. - Créateurs d'objets intelligents, créateurs d'applications, créateurs de plateformes... Les nerds et les geeks prendront-ils le pouvoir ?
c.b. - C'est déjà commencé ! Internet favorise l'un des plus importants transferts de richesse de l'histoire de l'humanité. Regardez tous les milliardaires et les millionnaires qu'Internet contribue à créer. Je m'inquiète toutefois de la façon dont la technologie, malgré les apparences, joue un rôle dans la concentration de la richesse. Nous allons vers une société de moins en moins égalitaire.
d.b. - Dans un monde de médias sociaux, de plateformes et d'applications mobiles, quelle est la pertinence d'une société qui produit des logiciels de design et de fabrication ?
c.b. - Songez aux grands problèmes mondiaux (l'approvisionnement en énergie et en eau salubre, l'accessibilité au logement, etc.). Ils ont tous un point commun : leur solution passe par le design et l'ingénierie. Elle dépend aussi des gens qui ont accès à ces outils : avons-nous vraiment besoin d'une grande entreprise pour imaginer la prochaine pompe à eau ?
d.b. - Vous comparez le succès en affaires à la lumière d'une étoile : lorsqu'on voit celle-ci, l'étoile a disparu depuis longtemps. Ainsi, le succès d'Autodesk tient à ses décisions passées. Quel est votre plan pour connaître le succès de demain ?
c.b. - Trois tendances influencent la façon dont nos clients dessinent et créent des objets : l'infonuagique, la mobilité et les réseaux sociaux. Nos produits doivent permettre de partager de l'information et de collaborer. Nous lançons, par exemple, le PLM360 qui gère en ligne le flux de travail en suivant les mêmes étapes que si les individus se trouvaient en entreprise. Nous poussons aussi les limites de la simulation. Nos logiciels doivent permettre aux créateurs d'imaginer tous les aspects d'un produit et les réactions qu'il suscitera, avant même qu'il ne soit créé.
d.b. - Le 24 mai, vous participerez à la conférence C2Mtl portant sur la créativité. Qu'est-ce qui nuit le plus à la créativité en entreprise ?
C.b. - Les entreprises sont conçues pour tirer le plus possible de ce qu'elles possèdent déjà. Pas pour innover, au contraire. Innover implique de briser le statu quo pour imaginer quelque chose d'entièrement nouveau. Quelque chose qui n'existe pas.