Dans le monde québécois des affaires, 1928 représente un millésime d'une qualité exceptionnelle
Par René Vézina
Pour tous les gens qui s'intéressent à l'histoire de l'économie québécoise, 1928 demeure une date jalon. C'était la dernière des années folles, l'argent coulait à flots, et tous les espoirs étaient permis... avant que ne survienne le terrible krach de 1929. Mais quelques grandes entreprises, qui font encore leur marque au Québec, sont nées en 1928, année de création du journal LES AFFAIRES. Nous sommes heureux de partager avec elles cet anniversaire.
Parmi celles qui sont apparues à cette époque, au moins trois font partie du tableau d'honneur de l'économie québécoise. Une poursuit toujours ses activités sous la même raison sociale qu'en 1928, une deuxième existe toujours bien qu'ayant changé de propriétaire et de nom, tandis que la troisième, la plus imposante, vient de disparaître en se fondant dans un grand conglomérat international. Quelles sont ces entreprises ? Dans l'ordre, il s'agit de Pratt & Whitney Canada, de Telus Quebec (alias Québec Téléphone) et des Distilleries Seagram. (En fait, Québec Téléphone est officiellement née quelques mois plus tôt, en 1927, tout en se déployant en 1928.)
L'envol de l'aviation
En 1928, cela faisait 25 ans que les frères Wright avaient effectué le premier vol de l'histoire de l'aviation. Au Canada, on a commencé à voler en 1909, à Baddeck, en Nouvelle-Écosse, entre autres parce qu'Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, s'intéressait aussi à l'aviation.
La demande grandit au Canada. Au pays, Canadian Vickers, de Montréal, ouvre la première usine d'avions après la guerre. Elle a besoin de moteurs. Pratt & Whitney Tool Company, de Hartford, au Connecticut, vient d'en commencer la production. Son moteur-vedette s'appelle le Wasp (ironiquement, le terme "wasp", qui se traduit littéralement par "guêpe", sert aussi à qualifier les White Anglo-Saxon Protestants, représentants traditionnels du pouvoir économique en Nouvelle-Angleterre).
Canadian Vickers obtient le mandat de fabriquer des avions pour l'Aviation royale canadienne (ARC), qui demande expressément le moteur Wasp. Pratt & Whitney entrevoit un bon potentiel d'affaires étant donné la grandeur du Canada. L'entreprise décide alors d'installer une usine au pays. Plusieurs facteurs motivent sa décision : son partenaire, Canadian Vickers, est à Montréal; sur la rive sud se trouve l'aérodrome de Saint-Hubert; et Dominion Engineering a des installations à vendre à Longueuil. En 1928, la transaction est complétée et Pratt & Whitney Canada voit le jour.
Aujourd'hui, l'entreprise emploie près de 6 000 personnes, et même si la crise de l'aéronautique mondiale lui a fait mal, elle demeure l'un des plus gros employeurs industriels au Québec. Qui plus est, son bilan social reste irréprochable, tel que le confirment les nombreuses mentions que récoltent l'entreprise et ses employés d'organismes comme Centraide, ainsi que les succès répétés de l'exposition Les Femmeuses.
La téléphonie de l'âge héroïque
Le nom de Québec Téléphone est associé pour toujours à l'un des géants de l'économie québécoise, qui a profondément marqué son coin de pays, le Bas-Saint-Laurent : Jules Brillant.
Jeune commis dans une succursale de la Banque Provinciale, à Amqui, Jules Brillant a de grandes ambitions. Après avoir fondé, au début des années 20, la Compagnie électrique d'Amqui, qui deviendra la Compagnie de pouvoir du Bas Saint-Laurent, il tourne son intérêt vers la téléphonie. En 1927, il se porte acquéreur de la Compagnie de Téléphone Nationale, dorénavant appelée la Corporation de Téléphone et de Valeurs d'Utilités Publiques de Québec, qui prend véritablement son envol l'année suivante.
Ce sont les premiers pas de Québec Téléphone, qui grandira rapidement dans tout l'est du Québec, y compris la Côte-Nord, ainsi que dans la région de Québec (Champlain, Portneuf, Beauce, Bellechasse et Montmagny-L'Islet). Le nom Québec Téléphone est officiellement adopté en 1955.
Étant donné les investissements importants qu'imposent les développements des technologies de télécommunications (liaisons par micro-ondes, etc.), la famille Brillant va finir par vendre, en 1966, ses intérêts à la Compagnie de Téléphone Anglo-canadienne, filiale de l'entreprise américaine GTE Corporation.
En 1997, Québec Téléphone devient QuébecTel. Trois ans plus tard, elle va passer entre les mains de Telus, la deuxième entreprise en importance au Canada dans le domaine des télécommunications, pour être rebabtisée Telus Québec en 2001. Aujourd'hui, Telus Québec compte 2 200 employés répartis à travers le Québec... et son siège social demeure toujours à Rimouski.
Distiller des profits
L'histoire de Seagram, une des plus importantes entreprises à avoir jamais tenu son siège social à Montréal, est liée à celle d'un authentique génie des affaires : Sam Bronfman, cet humble fils d'immigrant devenu milliardaire.
En 1916, à 25 ans, Sam Bronfman arrive à Montréal en provenance de son Manitoba natal. Il achète un premier commerce, la Bonaventure Liquor Store Company, et comprend rapidement que l'établissement de la prohibition, en 1920 aux États-Unis, ouvre toute grande la porte de la fortune à ceux qui sauront quand même étancher la soif des Américains.
Le nom Seagram existe déjà et offre sur le marché des produits comme le rye Seagram's 83. Mais son rayonnement est faible. Sam Bronfman, de son côté, possède la Distillers Corporation Limited, dont les affaires fleurissent. En 1928, avec des partenaires écossais, il met la main sur Seagram et crée les Distilleries Seagram, une raison sociale qui combine un nom prestigieux à la redoutable efficacité des Bronfman.
Le reste appartient à l'histoire. La production de l'alcool demeure légale au Canada, mais pas son exportation aux États-Unis. Sam Bronfman va sauter sur l'occasion, naviguant entre les lois canadiennes et jouant à cache-cache avec les douaniers américains. Ce fut notamment l'âge d'or des îles Saint-Pierre et Miquelon, où l'on transbordait bien plus que de la morue...
Pendant les décennies qui vont suivre, la famille Bronfman va élargir ses activités et amasser une fortune colossale. L'auteur canadien Peter C. Newman en parlera comme des "Rothschild du Nouveau Monde". Seagram va investir dans le pétrole, les centres commerciaux, l'immobilier, les télécommunications, avec au passage des blocs importants dans de grandes entreprises comme DuPont.
Cette belle aventure connaîtra une fin abrupte en 2000, quand les héritiers Bronfman signeront la fin de Seagram en se fondant dans le conglomérat français Vivendi, cédant aux sirènes de la convergence. Au moins, Sam Bronfman, mort en 1971, n'aura pas assisté à la déconfiture de son empire.
L'aviation royale canadienne avait exigé de Canadian Vickers qu'elle utilise le moteur Wasp de Pratt & Whitney pour ses avions. La table était mise pour que le géant de l'aéronautique fasse son entrée au Canada dès 1928.
Ce texte a été publié il y a 10 ans à l'occasion du 75e anniversaire du journal Les Affaires.